Cinéphile passionné, analyste rigoureux et vulgarisateur doué (via sa chaîne YouTube Le CinématoGrapheur), Victor Norek se consacre depuis plusieurs années à l’exploration de l’œuvre de Steven Spielberg. À l’occasion de la sortie de son deuxième tome dédié au cinéaste chez Third Éditions (L’œuvre de Steven Spielberg, l’art du blockbuster), il revient avec nous sur la richesse de cette filmographie, nous livre son regard sur certains films clés, et sur la manière dont Spielberg dialogue avec le monde, le cinéma… et nos propres histoires. Victor aborde également l’analyse filmique, insistant sur l’importance de contextualiser les films dans leur époque et la vie de leur auteur, plutôt que d’appliquer une grille de lecture universelle, et distingue la qualité d’un film par son point de vue. Il précise que Spielberg mélange l’héritage classique et le postmodernisme dans son œuvre, avant d’évoquer les films du réalisateur qu’il préfère et d’expliquer comment La Liste de Schindler l’a aidé à comprendre l’histoire de sa propre famille.
Est-ce que tu peux nous parler de ton parcours ? Qu’est-ce qui t’a mené vers l’analyse de film ?
Je suis passionné de cinéma depuis l’âge de 14 ans. Très vite, j’ai su que je voulais en faire ma vie. J’ai donc suivi des cours de théâtre, puis intégré les Cours Florent. C’est là que j’ai rencontré un professeur d’analyse filmique qui m’a ouvert les yeux : le cinéma, ce n’est pas seulement une histoire que l’on raconte. Malheureusement, il est décédé six mois après notre rencontre. Mais la passion était là, et je savais que je voulais creuser cette voie.
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Sauf que mon père m’a dit : « C’est bien joli tout ça, mais il faudrait quand même que tu aies un vrai métier. Continue donc tes études de dentiste, et on verra plus tard. » J’ai essayé de mener les deux de front pendant un temps, mais très vite, les études de dentaire et l’hôpital ont fini par me prendre tout mon temps. J’ai donc mis le cinéma de côté. Et puis, quand les confinements liés à la Covid-19 sont arrivés, je me suis retrouvé face à moi-même : on n’avait plus le droit d’exercer. Alors je me suis dit, pourquoi ne pas lancer une chaîne YouTube ? Après tout, je faisais déjà de l’analyse de films à la fac, dans le cadre de mon ciné-club. J’ai réalisé quelques épisodes, et ça a commencé à prendre. Alors j’ai continué. C’est à ce moment-là qu’une maison d’édition m’a contacté : « Ce que tu fais nous intéresse, notamment la façon dont tu écris sur Spielberg. Est-ce que tu pourrais nous écrire un livre ? » J’ai donc poursuivi les deux en parallèle. Et nous voilà trois ans plus tard. Depuis le lancement de ma chaîne, ça fonctionne plutôt bien. Les livres sont sortis, eux aussi rencontrent un certain succès. Je ne dirais pas que ma carrière est lancée, mais disons que je suis sur une bonne trajectoire, et je compte bien continuer encore un moment.

Crédit photos ci-dessus et d’ouverture : Bernard-Hugues Saint Paul
Tu as laissé de côté, pour l’instant, ta carrière de dentiste ?
Complètement. On verra ce que ça donne pour l’avenir. Pour l’instant, ça va. J’arrive à m’en sortir.
Focalisons-nous sur le deuxième tome de ce livre somme sur Spielberg sorti récemment chez Third Editions (« L’œuvre de Steven Spielberg, l’art du blockbuster »). Comment est-ce que tu as réussi à en voir le bout ? Est-ce que la division en deux livres était prévue dès le départ ?
Ce n’était pas prévu au départ, mais je me suis très vite rendu compte qu’il serait difficile de tout faire tenir dans un seul volume. Third Éditions m’avait demandé un seul livre. Je ne leur ai pas dit grand-chose sur ce point et j’ai commencé à écrire. Au bout des trois premiers chapitres, je voyais déjà qu’on allait dépasser les mille pages : il fallait traiter 35 films, et rien que ces trois premiers chapitres occupaient près d’une centaine de pages. Je ne leur ai toujours rien dit. Ils m’ont finalement fait un premier retour très positif : ils trouvaient le travail convaincant, et ça fonctionnait bien. Habituellement, ils ne publient pas de livres en deux volumes, mais ils ont accepté de faire une entorse à leur ligne éditoriale, parce que la filmographie de Spielberg s’y prêtait particulièrement bien. C’est comme ça qu’a commencé un chantier de trois ans pour aboutir aux deux tomes. En gros, j’ai mis un an pour écrire le premier et deux ans pour le second. Étrangement, le deuxième a été bien plus long à rédiger, pour de nombreuses raisons.
Il est un peu plus long aussi.
Il est plus long, plus complet, plus fouillé aussi, et il a bénéficié d’un travail de relecture beaucoup plus poussé. J’ai eu la chance de retrouver Cyrille Bossy, qui avait publié dans les années 1990 un livre sur Spielberg intitulé Steven Spielberg, un univers de jeu. Il s’est littéralement mis en tête de reprendre l’ensemble de mes chapitres : les relire, les discuter, les enrichir, les corriger, prolonger certaines idées. Grâce à lui, le livre a franchi un cap que, selon moi, le premier volume n’avait pas atteint.
C’était lui ton premier relecteur ?
Non, à l’origine, c’est mon éditeur, Damien Mecheri, qui a pris le rôle de premier relecteur. Il m’a laissé beaucoup de liberté. Il s’est mis volontairement en retrait, comprenant que j’avais une approche assez monomaniaque : quand j’écris quelque chose, j’aime que ce soit exactement comme je l’ai pensé. Comme je suis habitué à écrire pour ma chaîne YouTube, je savais déjà structurer et développer mes idées. Il a fait quelques remarques, ici ou là, sur la forme ou sur la sonorité de certaines phrases, mais dans l’ensemble, il m’a laissé carte blanche. En revanche, Cyrille Bossy a été beaucoup plus impliqué. À chaque détail, il me disait : « Tu devrais revérifier ça », ou « Tu pourrais creuser dans telle direction ». Étant un immense passionné de Spielberg, il avait en tête une quantité impressionnante de citations, d’analyses, de références. Il m’en suggérait souvent pour appuyer certains propos. Son aide a été précieuse, et j’en ai énormément bénéficié. Pour moi, il y a un vrai saut qualitatif entre le premier et le deuxième tome.
Quant à la question de la musique, le choix de la laisser de côté a été fait assez tôt. Mon travail repose essentiellement sur l’analyse des images. Et c’est d’autant plus pertinent avec Spielberg, qui, étant dyslexique, ne pense pas par le langage, mais par les images.
La musique, bien sûr, joue un rôle fondamental, mais elle arrive souvent dans un second temps. John Williams a parfois quelques idées en amont, des partitions sont esquissées, des intentions discutées, mais le plus souvent, il compose à partir du montage terminé. Il regarde les images, puis il écrit la musique.
Mon angle d’analyse se concentre donc sur le langage visuel. La musique sublime ce langage, l’enrichit, l’élève, mais elle est moins directement inscrite dans la grille symbolique ou analytique que je voulais explorer. Et puis Spielberg fait une confiance totale à John Williams : il le laisse très libre dans ses choix.
Est-ce que tu peux nous expliquer en quelques mots en quoi consiste pour toi l’analyse filmique ? Quelle est ta méthode ?
Alors non, je n’ai pas vraiment de méthode. En fait, avoir une méthode, une grille de lecture toute faite, c’est quelque chose que je trouve un peu dangereux dans l’analyse de film. Parce que si on applique toujours la même grille, on finit par faire entrer de force chaque œuvre dans le même moule. C’est comme avec le freudisme : quand on est freudien, tout devient un problème avec la mère ou avec le sexe.
Moi, l’analyse de film, je la conçois comme un effort de retrait de soi. J’essaie de me mettre complètement de côté pour tenter de comprendre la personne qui a créé ces images. Me mettre à sa place, dans sa peau, pour saisir son point de vue sur le monde.

Il s’agit de comprendre l’univers de ce cinéaste, sa manière de dialoguer avec les images, et surtout de replacer le film dans son époque. On n’analyse pas La Guerre des mondes en dehors de son contexte : c’est un film post-11 septembre, marqué par ce traumatisme, tout comme Les Dents de la mer l’était par la guerre du Vietnam. Et ces événements ont un véritable impact sur les œuvres.
Le contexte personnel du réalisateur est tout aussi essentiel. Quand Spielberg fait E.T., il est encore en colère contre son père, qui est parti sans explication. Des années plus tard, lorsqu’il réalise Indiana Jones et la Dernière Croisade, il est dans une autre phase de sa vie : il s’est réconcilié avec son père, et le film en porte les traces. Plus tard encore, avec Ready Player One ou Le Bon Gros Géant, il est dans une logique de transmission, il pense à ceux qui viendront après lui, à l’héritage qu’il laisse.
Un film ne vient jamais de nulle part. On ne peut pas l’analyser comme un objet isolé. Il faut toujours le replacer dans son époque, dans l’histoire personnelle de son auteur, à un moment précis de sa vie. C’est là que les choses prennent vraiment sens.
Quels sont les critères qui permettent d’évaluer la qualité d’un film ?
Ce que j’essaie de faire, c’est vraiment de l’analyse de film — une forme d’« anticritique », en quelque sorte. Pour moi, la qualité d’un film ne se résume pas à « c’est bien » ou « c’est pas bien ». Ce qui compte, c’est de se demander : est-ce que ce film est intéressant ? Qu’est-ce qu’il me raconte ? Quel est son point de vue ?
Un film sans point de vue ne m’intéresse pas. Par exemple, une adaptation littérale d’un roman, sans prise de recul ni réinterprétation, me laisse totalement froid. Adapter, c’est forcément trahir un peu, c’est imposer un regard, une vision. C’est ce regard-là, ce discours, qui fait la valeur d’un film : ce qu’il dit du monde, ce qu’il dit de son auteur.
Est-ce que le film me raconte autre chose que son intrigue ? Sinon, autant regarder une série : on s’attache plus aux personnages, on a le temps d’installer des rebondissements, des arcs narratifs complexes. Un film, c’est court. Il faut qu’il frappe juste, qu’il laisse une empreinte, sinon on l’oubliera.
Si Les Dents de la mer n’avait été qu’un film de requins tueurs, on n’en parlerait plus. Orca, par exemple, on ne l’évoque quasiment plus, sauf entre ultra-cinéphiles ou amateurs de séries B. Mais Les Dents de la mer, cinquante ans après, continue de susciter des discussions. La semaine dernière encore, à l’occasion de son cinquantenaire, on en parlait tous les jours.

Est-ce que tu as déjà pu voir le documentaire de Laurent Bouzereau qui sort cet été intitulé « Jaws @ 50: The Definitive Inside Story » ?
Oui, il est vraiment fantastique.
Est-ce qu’il apporte quelque chose de nouveau ? Parce qu’il y en a déjà eu beaucoup…
En effet. L’intérêt du travail de Laurent Bouzereau, c’est qu’il bénéficie d’une proximité exceptionnelle avec Spielberg : il le connaît depuis longtemps, il a accès à ses équipes, il suit son travail de très près depuis des années. Du coup, il déniche toujours des éléments inédits, des anecdotes qu’on n’avait jamais entendues. Et c’est toujours passionnant.
Bouzereau, c’est vraiment la fenêtre de l’intérieur. C’est ce qui rend son approche très complémentaire de la mienne. Lui s’attarde sur les coulisses, les détails de fabrication, les souvenirs de tournage — tout ce qu’on ne voit pas à l’écran. Moi, j’essaie d’apporter un regard artistique, d’analyser la mise en scène, les choix de cinéma, ce que Spielberg dit à travers les images. On travaille en miroir, en quelque sorte : lui observe l’envers du décor, et moi, ce que le film exprime en surface, consciemment ou non.
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Lui aborde les choses de manière très pratique, très fascinante, et moi j’ai essayé d’apporter un regard plus intellectuel, de mettre en mots ce que Spielberg n’a peut-être jamais vraiment théorisé. Exactement comme dans cette séquence célèbre d’Inside the Actors Studio, quand James Lipton lui dit : « Votre mère était musicienne, votre père informaticien… À la fin de Rencontres du troisième type, comment dialogue-t-on avec une espèce inconnue ? Par la musique et les ordinateurs. Est-ce que ce n’est pas, d’une certaine façon, la réunion de votre père et votre mère ? » Et là, Spielberg reste bouche bée, les bras lui en tombent, et il répond : « Mais c’est exactement ça ! Je ne l’avais jamais réalisé, mais vous avez parfaitement raison. » Ça dit tout. Spielberg n’est pas un intellectuel au sens classique, c’est quelqu’un qui réfléchit énormément à l’état du monde. Il ne fait pas Pentagon Papers par hasard, juste après l’élection de Trump, à un moment où le Washington Post et le New York Times sont interdits d’accès à la Maison-Blanche, où la liberté de la presse est attaquée, où les fake news se répandent. Ce n’est pas un film anodin. Et ce qui est fascinant, c’est qu’il choisit, pour parler de la guerre du Vietnam — un sujet qu’il n’avait encore jamais abordé frontalement — de le faire par le prisme du journalisme, en montrant qu’il y a plusieurs fronts : le front militaire, bien sûr, mais aussi celui de la rédaction, dans la salle du journal.
C’est pareil avec La Guerre des mondes : il dit lui-même qu’il a fait ce film parce qu’il sentait que le moment était revenu de raconter cette histoire. À chaque fois, ce n’est jamais gratuit, il ne fait jamais un film « juste comme ça ».
J’aurais été curieux de savoir si, dans le documentaire, il est question de David Lean et de l’influence énorme qu’il a eue sur Spielberg. Est-ce que tu en parles dans ton livre ?
Oui, notamment dans le tome 2. Je n’ai pas mis Empire du soleil dans la partie « L’héritage de Spielberg », mais il aurait tout à fait pu y figurer. Je l’ai plutôt classé dans Spielberg et la guerre, parce que ça reste un film de guerre, malgré tout.
Il y a tout un pan du cinéma de Spielberg qui est un hommage aux géants qui l’ont précédé : à Kubrick dans A.I., bien sûr, même s’ils ont porté ce projet ensemble à l’origine, à Victor Fleming dans Always, à Hitchcock dans Duel et Les Dents de la mer, à Hergé dans Tintin… Et cette question de l’héritage, de comment on le prolonge sans le trahir, est centrale chez lui.

Dans Tintin, par exemple, ça commence avec Hergé lui-même qui dessine Tintin. Et puis le personnage prend vie, il saisit le dessin, se retourne vers la caméra : c’est une forme de passation. On part de la version originale pour aller vers une nouvelle interprétation, tout en interrogeant cette transition. Et c’est pour ça que tous les personnages sont introduits par un filtre visuel : Haddock vu à travers une bouteille de rhum, la Castafiore à travers un objectif, les Dupondt à travers un journal où seuls leurs yeux apparaissent… Ce sont des filtres symboliques, comme pour dire : « On va forcément trahir un peu, mais en même temps on va rester fidèle à l’esprit. » C’est tout un jeu de miroirs.
Le jour où Spielberg a vu Lawrence d’Arabie, il a eu cette phrase incroyable : « J’arrête de faire du cinéma, tout a déjà été fait. » C’est dire l’impact que David Lean a eu sur lui. Plus tard, pendant la postproduction longue et compliquée de La Route des Indes, David Lean, très affaibli, s’est vu proposer par la Warner Empire du soleil, adaptation de l’autobiographie de J.G. Ballard. Il a fait venir Spielberg pour en être le producteur. Mais, au fil du temps, Lean, malade et fatigué, a fini par se retirer du projet et a proposé à Spielberg de reprendre la réalisation. Au début, Spielberg a refusé. Il ne se sentait pas légitime. On est en 1987, il n’a pas encore ses Oscars, et en dehors de La Couleur pourpre, il n’a pas vraiment encore été reconnu comme un cinéaste « sérieux ». Il restait, aux yeux de beaucoup, « le réalisateur de blockbusters ». Mais David Lean lui a dit : « Tu sais ce que je veux faire. Tu es la meilleure personne pour porter ce projet et le faire vivre à ta manière. » Et Empire du soleil, c’est exactement ça : un film profondément marqué par l’empreinte de Lean — on pense à Docteur Jivago, Le Pont de la rivière Kwaï, Lawrence d’Arabie — ce regard très ample sur l’Histoire à travers le destin d’un individu. Mais Spielberg réussit à s’approprier cette matière, à la transformer en une histoire pleinement sienne, profondément « spielbergienne ». C’est l’histoire de ce petit garçon, Jim, qui passe littéralement d’un côté à l’autre de l’écran : au début, il observe le monde à travers la vitre d’une voiture — la guerre, l’invasion japonaise, l’effondrement d’un monde — et puis, à un moment, il traverse cette vitre, il entre dans l’histoire avec un grand H : les camps d’internement, la misère, la violence, la mort. C’est un passage de l’enfance à l’âge adulte, un thème fondamental chez Spielberg. Et c’est là que se pose pour lui la question de l’héritage.

Ce film marque une prise de conscience : celle qu’il peut prolonger cette tradition classique du cinéma hollywoodien. Que ce n’est pas une question de légitimité, mais de fidélité à une vision, à une filiation. Lui, ses modèles, ce sont John Ford, Kurosawa, David Lean, Hitchcock, Frank Capra… Capra surtout, pour cette figure de l’homme ordinaire, du monsieur tout-le-monde, chère aussi à Spielberg. On dit souvent que Clint Eastwood est un passeur. Pour moi, Spielberg l’est tout autant, et peut-être même plus. Il est sans doute le dernier grand cinéaste classique à Hollywood. Le dernier héritier de ce cinéma-là.
Ça rejoint à une des questions que je voulais te poser, pour toi, Spielberg, ce n’est pas un cinéaste post-moderne ?
Alors, c’est un cinéaste post-classique. Post-classique, et classique à la fois. C’est-à-dire qu’il prend l’héritage du classicisme, et il va le continuer, le prolonger. C’est pour ça qu’il dialogue énormément avec ce système d’images très hitchcockien.
Dans Les Dents de la mer, par exemple, il y a une séquence parfaite pour ça : celle où Brody est assis sur sa chaise et assiste à la première attaque du requin, celle du petit Alex. Toute la mise en scène est un reflet de son intériorité. Spielberg utilise une double bonnette — ce qui, visuellement, est un procédé qui trahit complètement l’artifice de la caméra. On voit quelqu’un très proche de l’objectif d’un côté, et le couple dans la mer, très loin, de l’autre. Et pourtant, ça fonctionne, parce que ça raconte quelque chose : Brody est en train de devoir, littéralement, faire le point entre ces deux éléments.

Il y a aussi le fameux travelling compensé, hérité d’Hitchcock, où tout l’espace autour de lui se distord, comme si le monde se repliait sur lui. Et il y a énormément de faux raccords dans cette séquence : au fur et à mesure qu’elle avance, des éléments disparaissent du plan. La radio disparaît, la femme disparaît, la cabine de plage derrière lui change… Même les vêtements au pied de la cabine disparaissent. Parce qu’en fait, Brody est en train de faire le vide dans son esprit. Et Spielberg traduit ça en images. C’est très hérité du classicisme, et en particulier d’Hitchcock.
Donc oui, c’est un cinéaste classique dans ce sens-là. Mais en même temps, tu parlais du postmodernisme… Le postmoderne, pour moi, il est arrivé chez Spielberg avec George Lucas, avec Indiana Jones et les Aventuriers de l’arche perdue. C’est un film purement postmoderne, dans le sens où il ne reprend pas la mise en scène des films classiques, mais des morceaux de ces films. On y trouve le chapeau et la tenue de Charlton Heston dans Le Secret des Incas, des plans directement issus de L’Homme de Rio, des clins d’œil à Les Trésors de la Sierra Madre, Zorro, Jungle Jim, La Chevauchée fantastique… À un moment, sur ma chaîne YouTube, j’avais même reconstitué une séquence entière uniquement à partir d’extraits de ces autres films.
C’est comme Tarantino, en fait. Le postmodernisme ultime, c’est ça : prendre plein d’éléments d’autres films et les réagencer. Kill Bill, par exemple, c’est l’intrigue de La Mariée était en noir, des morceaux de Seijun Suzuki, de Fukasaku, des séquences entières de Lady Snowblood, le tatouage d’un film, les lunettes d’un autre… C’est une logique d’assemblage.
Et George Lucas, pour moi, fonctionne exactement comme ça. Star Wars, c’est pareil : le générique vient de Flash Gordon, il y a des plans de Kubrick, des personnages qui rappellent Les Trois Mousquetaires, Laurel et Hardy, le masque de Dark Vador inspiré du cinéma japonais… Ce n’est pas un hasard si Lucas a produit Kagemusha de Kurosawa. Il est nourri par ce cinéma.
C’est pour ça que Indiana Jones, c’est un film bicéphale. Il mêle le postmoderne de Lucas et le classicisme de Spielberg. Et c’est ce qui le rend fascinant. Que ce soit le premier, le deuxième, le troisième, ou même le quatrième.
Parce que le quatrième, justement, dialogue avec son époque. Il prend des références aux films des années 50 : la peur du communisme, le lavage de cerveau, la menace rouge… Et même L’Équipée sauvage : la première fois qu’on voit Mutt, il est sur sa moto, tout en cuir, avec la casquette, c’est Marlon Brando. Très George Lucas, ça. Donc, les Indiana Jones, c’est à la fois un peu à part, et en même temps très Spielbergien.

Et puis il y a Ready Player One. Certains ont dit que c’était un film postmoderne. Moi, je ne suis pas d’accord. Oui, il y a plein de références, mais elles ne sont pas là juste pour faire plaisir ou pour citer. Elles servent un discours. Elles sont là pour parler d’un cinéma qui tourne en rond, d’un système qui ne sait plus créer que par recyclage.
Dans les années 2010, c’est la mode des remakes des années 1980. Dans mon bouquin, j’en liste une cinquantaine en l’espace de cinq-six ans. Et Ready Player One arrive à ce moment-là. La première épreuve du film, qui n’est pas dans le livre d’ailleurs, c’est une course qui tourne en boucle. Pour gagner, il faut faire l’inverse : revenir en arrière, foncer dans le mur. Littéralement. Et c’est là que le passage s’ouvre.
Ça raconte exactement ce que Spielberg veut dire : si on reste bloqué dans la nostalgie, on ne va nulle part. Il faut casser la boucle. Il faut oser passer à autre chose. Et ce n’est pas rien de dire ça dans une industrie qui, justement, ne fait que recycler, que refaire.
Aujourd’hui, Marvel, ça marche de moins en moins. Les remakes live-action, comme Blanche-Neige, font des flops. On arrive au bout d’un système. Le public se lasse. Il attend autre chose.
Et en même temps, quand un studio comme Disney sort un projet original comme Elio — un des rares projets novateurs de Pixar ces dernières années — ils le sortent en catimini, sans promo, coincé entre deux mastodontes comme Dragons ou Lilo & Stitch. Et ensuite ils disent : “Vous voyez, ça ne marche pas.” C’est une prophétie autoréalisatrice. Mais si tu ne mets pas un film en avant, bien sûr qu’il va se planter. Wall-E, Là-haut, ça n’aurait jamais marché sans un vrai lancement derrière. À l’époque, tout le monde attendait les Pixar. Aujourd’hui, Elio, presque personne ne sait même que c’est un Pixar.
Donc voilà : c’est plus simple de servir toujours la même chose, de ne pas prendre de risques. Mais à force, le mur approche. Et pour moi, Ready Player One parle exactement de ça. Avec dix ans d’avance.
Oui, sur Ready Player One, j’ai beaucoup aimé ce que tu dis sur le film. Et en fait, moi, c’est la première fois, au cinéma, que j’ai eu l’impression de rentrer littéralement dans un autre film, avec cette séquence de Shining. Quand on connaît la relation entre Spielberg et Kubrick, c’est un hommage que je trouve vraiment génial.
Surtout que… c’est là qu’ils se sont rencontrés, en fait. En 1980, ils étaient tous les deux à Pinewood, en Angleterre. Kubrick tournait Shining, et la plus grande salle des studios, à ce moment-là, c’était l’hôtel Overlook. C’était ce plateau immense, avec le grand escalier, la machine à écrire de Jack Torrance… Et Spielberg, lui, devait visiter les lieux parce qu’il allait y tourner le puits des âmes d’Indiana Jones et les Aventuriers de l’arche perdue.

Donc il entre sur le plateau… et il découvre cet endroit. L’endroit même où les personnages rentrent dans Ready Player One. Et c’est là qu’il rencontre Stanley Kubrick pour la première fois. Et à partir de là, naît une amitié qui va durer dix-neuf ans — jusqu’à la mort de Kubrick en 1999. Ils se sont tout de suite bien entendus. Ils ont commencé à discuter cinéma, à s’envoyer des idées, à échanger tout le temps. Mais c’est resté très discret. En fait, on n’a appris l’existence de cette amitié qu’après la mort de Kubrick, quand Spielberg a sorti A.I. Intelligence artificielle. Là, il a commencé à en parler. Et il a révélé qu’ils avaient, tous les deux, dans leur bureau, un téléphone rouge – une ligne directe – pour pouvoir s’appeler à tout moment. Pour parler de leurs projets, réfléchir à la mise en scène, se conseiller, s’influencer mutuellement… C’est dingue. Et du coup, cette séquence dans Ready Player One, elle prend une dimension complètement différente quand on connaît tout ça. Elle est chargée d’émotion.
Est-ce que Spielberg montrait à Kubrick un premier montage de ses films ?
Spielberg montrait, oui, mais c’était toujours à sens unique. C’est Spielberg qui montrait ses films à Kubrick, mais Kubrick ne lui a jamais montré les siens. Et Spielberg a toujours dit qu’il comprenait très bien pourquoi. C’était typique de Kubrick. Spielberg, lui, a toujours été très collégial, très ouvert aux propositions de ses équipes, alors que Kubrick était monomaniaque, très dans le contrôle total. C’est ça, la vraie différence entre les deux.
Spielberg, lui, travaille vraiment en famille. Il a John Williams depuis Sugarland Express. Il travaille avec Janusz Kaminski depuis très longtemps à la photo. Il a Michael Kahn au montage depuis des décennies, et à la production, Kathleen Kennedy et Frank Marshall sont là depuis toujours. Tous ces gens-là se connaissent par cœur. Quand Spielberg dit deux ou trois mots, les autres savent ce qu’il veut dire. Ils n’ont pas besoin de se parler pendant des heures. C’est un travail de confiance, collectif. Et il prend les conseils. Il sait ce qu’il veut, mais il doute aussi, et il partage ses doutes. Par exemple, pendant le tournage du Pont des espions, Mark Rylance raconte qu’un jour, Spielberg est venu le voir un peu désarçonné. Il lui dit :
— Mark, j’ai un problème… De quoi parle le film ?
Rylance lui répond :
— Ben, c’est une histoire de la guerre froide, non ?
Et Spielberg :
— Non, non… Mais dans le fond, profondément, ça parle de quoi ?
Et ça, c’est fascinant. Spielberg, même en cours de tournage, se pose encore la question du sens profond de ce qu’il raconte. Il en discute avec ses acteurs, avec ses scénaristes, avec ses collaborateurs. Il veut toujours aller au fond. Et c’est comme ça pour tous ses films.

La Guerre des mondes, par exemple : ça parle du 11 septembre. Munich, même s’il traite des attentats de 1972, c’est une réflexion sur la naissance du terrorisme contemporain, et sur ce qui mène au 11 septembre. Ce n’est pas pour rien que le dernier plan de Munich, c’est la vue sur les Twin Towers. Ready Player One, pareil. On pourrait croire que c’est juste un film de geek, un déluge de références, mais ça parle d’Hollywood, de l’héritage, du recyclage sans fin, du danger de tourner en boucle. Même Jurassic Park, ce n’est pas seulement une histoire de dinosaures. Tous les discours de Ian Malcolm sur « vous avez tellement voulu faire ça que vous ne vous êtes pas demandé si vous en aviez le droit », c’est une métaphore sur les images de synthèse. La question n’est pas « est-ce que c’est possible ? », mais « est-ce qu’on doit le faire ? ». Ellie Sattler lui dit à un moment : « Ce contrôle que vous croyez avoir, c’est une illusion. » Et Spielberg, dans ce film, ouvre une boîte de Pandore. Même Dennis Muren, qui a conçu les effets spéciaux chez ILM, parle de ça. Il dit : « On a déclenché quelque chose qui ne pourra plus jamais être arrêté. » Et Steve ‘Spaz’ Williams, qui a été à l’origine de l’abandon de la stop-motion au profit des CGI, parle lui aussi de l’effet Oppenheimer : le point de non-retour. Spielberg en parle d’ailleurs dans son entretien avec James Cameron, dans Story of Science Fiction. Il dit que c’est comme quand tu sors le dentifrice du tube : tu ne peux plus le remettre dedans. Et là, il ne parle pas d’ordinateur, ni de dinosaures. Il parle des images de synthèse, de ce nouveau monde visuel qu’on a créé, et dont on ne reviendra jamais en arrière.
Donc voilà : à chaque fois, Spielberg se demande ce qu’il est en train de dire. Pas juste ce qu’il raconte, mais ce qu’il raconte sur le monde. Tous ses films ont un fond, une interrogation, un sens plus profond.

Crédit photo : Bernard-Hugues Saint Paul
Est-ce que tu peux nous dire quel est ton film de Spielberg préféré, et pourquoi ?
Alors, c’est toujours un peu compliqué, parce qu’avoir un « préféré », c’est beaucoup trop difficile. J’ai un rapport très particulier à La Liste de Schindler. Je ne vais pas dire que c’est mon film préféré, parce que c’est un film très dur, on passe toujours un moment extrêmement éprouvant en le regardant. C’est un film qu’on ne regarde pas « pour le plaisir ». Mais il a une place très importante pour moi. Si je devais dire le film dans lequel je prends le plus de plaisir, ce serait sûrement Minority Report. J’aime beaucoup ce film parce qu’il demande de creuser les images, d’aller au-delà de ce qu’on voit. C’est un film qu’on a envie de revoir encore et encore, pour mieux comprendre comment les choses s’articulent entre elles.
Et c’est exactement ce que je fais quand j’analyse Spielberg : je décortique les images, j’essaie de comprendre comment elles s’enchaînent, quel sens elles peuvent cacher, quel écho elles peuvent avoir. Minority Report, pour moi, c’est un film qui parle justement de ce travail-là. C’est presque un film sur la cinéphilie. C’est revoir inlassablement, croiser les indices, interpréter les signes. Être un peu archéologue du cinéma.

Et ce que je trouve passionnant aussi, c’est que Minority Report est un film qui cite Brian De Palma, tout en citant Hitchcock derrière. Il va jusqu’à choisir une actrice qui joue chez De Palma, qui elle-même renvoie à Dario Argento, qui lui-même dialogue avec Hitchcock. Il y a un jeu de références, un jeu de couches, un jeu de mise en abyme. C’est un film fascinant, et je le revois toujours avec le même plaisir.
Après, il y a un film qui, à chaque fois que je le revois, monte, monte, monte dans mon esprit — et je pense qu’à terme, ce sera peut-être mon préféré — c’est A.I. Intelligence artificielle. C’est un film d’une profondeur incroyable, à la fois intellectuelle, philosophique, sensorielle, d’un nihilisme absolument bouleversant. Et il y a aussi tout ce que le film porte avec lui : vingt-cinq ans de gestation, vingt-cinq ans de réflexion entre deux des plus grands cinéastes de l’histoire, Spielberg et Kubrick. C’est un film d’une densité vertigineuse.
Et enfin, il y a celui qui compte le plus pour moi : La Liste de Schindler. Ce n’est pas le premier Spielberg que j’ai vu, loin de là. Mais c’est le premier où j’ai compris qu’il y avait une vision derrière, une portée, une volonté de transmettre quelque chose. C’est un film que mon père m’a montré quand j’avais 8 ou 9 ans. Le visionnage a été très dur. Et à la fin, il m’a dit : « Ce que tu viens de voir, c’est l’histoire de notre famille. »
Mon grand-père avait été interné dans un camp à Buchenwald, un camp de concentration, pas un camp d’extermination. Comme Plaszów, dans le film. Il a réussi à s’enfuir, pendant la débâcle allemande, avec d’autres prisonniers. Ils ont été récupérés par des soldats russes en Tchécoslovaquie, dans une barque. Mais il a tout fait pour revenir à l’Ouest. Il ne voulait pas que les autres aillent vers les Russes. Il était originaire de Pologne, et il y avait chez lui une antipathie très forte envers les Russes, héritée de l’histoire des nombreuses invasions. Il a donc fait en sorte qu’ils rejoignent les Américains.

Et ça, je ne l’ai appris que grâce à La Liste de Schindler. C’est ce film qui a permis à mon père de m’en parler, parce que jusqu’alors, je n’avais pas les références pour comprendre. Là, tout s’est mis en place. J’ai pu comprendre ma famille à travers un film. Et je pense que c’est quelque chose que j’ai en commun avec Spielberg. Son père, à lui, était ingénieur. Il travaillait sur les B-52 pendant la Seconde Guerre mondiale, en Asie du Sud-Est. Et Spielberg ne connaissait presque rien de cette histoire. Son père ne lui en parlait pas. Il a découvert cette part de son histoire par la fiction, par les films. Notamment avec Le Pont de la rivière Kwaï, de David Lean. C’est pour ça qu’il a voulu tourner Indiana Jones et le Temple maudit au Sri Lanka, là où le réalisateur avait tourné ce film. Il avait l’impression de revenir sur les traces de son propre père. Pas en allant en Birmanie, où il avait été réellement, mais en passant par le lieu de cinéma, par le territoire symbolique. Chez Spielberg, c’est à travers la fiction qu’on se définit, qu’on dialogue avec sa propre histoire.
Dans Cheval de guerre, il y a une scène très forte, presque autobiographique. Le jeune héros découvre dans une grange les médailles militaires de son père. Il tente d’en parler avec lui, mais son père refuse. Et ce n’est qu’en revivant la guerre lui-même, en traversant l’expérience, qu’il comprend enfin qui est son père. La médaille, comme le cheval, traverse les époques, les peuples, les souffrances. Elle est le lien.
C’est exactement ce que raconte La Dernière Croisade. Indiana Jones ne comprend son père qu’en marchant dans ses traces. Ce n’est pas un dialogue. Ce n’est pas dans les mots. Son père lui parle en latin, lui demande de compter en grec… Il le met à l’épreuve, ne lui dit rien. Et c’est en reprenant son carnet, en refaisant point par point son parcours, qu’il peut enfin se connecter à lui. C’est ça, je trouve, qui est fascinant chez Spielberg. Ce rapport à la fiction, ce travail autobiographique, cette manière de dialoguer avec soi-même et avec les autres à travers ses films.
Est-ce que tu as eu envie à un moment de le rencontrer Spielberg ou au moins de lui poser quelques questions ?
Oui, évidemment. Bien sûr que j’en ai eu envie. Mais c’est très compliqué. Le moment où je me suis retrouvé le plus proche de lui, c’était à l’avant-première de The Fabelmans, au Festival de Toronto en 2022. J’étais à deux mètres de Spielberg et de toute l’équipe du film. Ils ont beaucoup parlé sur scène, c’était un moment assez fort, mais voilà, c’est le plus près que j’aie jamais été. Après, en tant qu’auteur français, c’est difficile. Spielberg ne donne pas beaucoup d’interviews — et encore moins à des journalistes ou auteurs non anglo-saxons. À part Laurent Bouzereau, qui est vraiment son interlocuteur privilégié depuis des années, il a très peu de contacts directs. C’est un peu comme Kubrick d’ailleurs : très peu de gens avaient accès à lui, à part quelques grandes figures. Sinon, ce sont uniquement des interviews données à de très gros médias, très balisées. Il y avait par exemple Arnaud Bordas qui avait réussi à l’interviewer pour Le Figaro, mais c’est extrêmement rare. Et même là, ce sont des formats très cadrés, avec peu de marge pour l’échange ou la discussion plus profonde. Et puis, il y a un autre frein aussi : le fait que mon livre soit en français. Je ne peux pas lui remettre un exemplaire en lui disant : « Voilà, j’ai écrit ça sur vous, qu’est-ce que vous en pensez ? » Il ne comprendra pas un mot. Donc c’est frustrant, évidemment, mais en même temps, je le comprends. Spielberg est une figure tellement mythique, et il s’expose peu, il protège énormément ce qu’il est.
Quels sont tes projets ?
Alors… Je t’avoue que ce livre m’a pris trois ans. Ça a été très intense. Donc là, je vais faire une petite pause, clairement. Mais à terme, oui, j’aimerais bien reprendre un vieux rêve. Quand j’étais jeune cinéphile, il y avait un livre de chevet qui m’a beaucoup marqué, c’était Le Cinéma américain des années 70 de Jean-Baptiste Thoret. Et j’aimerais bien, en quelque sorte, prolonger ce geste-là, en faisant une série d’essais sur le cinéma des années 80, des années 90, des années 2000… Parce que ces trois décennies ont chacune une vraie spécificité, une manière bien à elles de regarder le monde, à travers le prisme du cinéma américain. Les années 1990, par exemple, c’est vraiment la décennie de la fin du monde : Terminator 2, Matrix, Dark City, Independence Day, Deep Impact, Armageddon, Volcano… On est en plein dans les peurs liées à l’an 2000, à la bombe, à la fin d’un cycle, à l’arrivée d’Internet… C’est un cinéma de l’apocalypse imminente.
Et puis les années 2000, c’est l’après-11-Septembre. On se rend compte que la fin du monde n’est pas arrivée comme prévu, mais que le monde a changé radicalement. Il y a un repli, une inquiétude globale. Les thématiques de la surveillance, de l’invasion, du Patriot Act prennent le dessus. C’est Minority Report, The Dark Knight, tous ces films qui interrogent notre rapport à la sécurité, à la liberté, à la peur.
Donc voilà, ce serait un projet d’analyse croisée, presque transversale, où je pourrais mettre en lien plein de films, d’esthétiques, d’obsessions générationnelles… Mais pas tout de suite ! Pour l’instant, je veux surtout me concentrer sur ma chaîne YouTube.
Et justement, sur ta chaîne Le CinématoGrapheur, quels sont les prochains sujets ?
Là, dans quelques semaines, on va sortir deux gros épisodes sur Fight Club, en collaboration avec le ciné-club de Monsieur Bobine. Un épisode sur chaque chaîne. Ce sera vraiment un gros projet, chaque vidéo fera une heure, donc ce sera assez costaud. Et puis, pour cet été, je travaille sur deux autres épisodes : un sur Eternal Sunshine of the Spotless Mind et un sur Terminator 2. C’est les deux prochains sujets à venir. Et surtout, ce qui me tient à cœur, c’est de lancer une version anglophone de la chaîne, avec l’idée de faire intervenir les cinéastes ou les membres des équipes des films à la fin de chaque épisode. Leur donner la parole pour réagir à l’analyse. Ce serait une manière d’ouvrir le dialogue, de faire un pont entre les films et ceux qui les font.
En anglais donc ?
Oui, exactement. Ça me semble essentiel pour élargir un peu l’audience, mais aussi pour pouvoir échanger avec les personnes qui ont fait les films, et leur poser directement des questions sur leur travail.
Quels seraient tes derniers mots en forme de conclusion ? Spielberg peut-il encore nous surprendre ?
Spielberg m’a toujours surpris, il a toujours tapé là où je ne l’attendais pas. Que ce soit en faisant des films très ancrés dans l’actualité tout en semblant parler d’autre chose, ou avec des films beaucoup plus réflexifs et intimistes comme The Fabelmans. J’attends beaucoup de son prochain film, Disclosure/The Dish, surtout qu’il s’agit de son grand retour aux extraterrestres depuis La Guerre des mondes il y a vingt ans ! Et vu le titre, je pense qu’il va y avoir une réflexion sur notre rapport à la vérité, qu’il n’a encore jamais exploré.
Un grand merci à Victor Norek. À travers cet échange, on comprend à quel point Spielberg peut être un guide, un miroir, une boussole pour toute une génération de cinéphiles — et à quel point son cinéma, derrière son apparente lisibilité, dissimule une richesse thématique, visuelle, intime, que seule une approche patiente et passionnée permet de révéler. Que ce soit dans ses vidéos ou dans son livre, Victor Norek explore avec finesse cette œuvre protéiforme, en assumant à la fois son regard analytique et sa sensibilité personnelle. Car c’est bien cela qui traverse toute notre conversation : la conviction qu’un film n’est jamais juste une histoire, mais un dialogue avec soi-même, avec les autres, avec le monde. Et si l’on ressort de cette interview avec l’envie de revoir Minority Report, A.I. ou La Liste de Schindler, c’est que Spielberg a su rendre le cinéma vivant, mouvant, essentiel.