On sait que les réalisateurs sont des raconteurs, mais le voir en interview pour la télévision est quelque chose de rare et fascinant. Surtout quand cela révèle des traits de caractère plutôt gênants. Dans cet entretien de 1973, Alfred Hitchcock, alors âgé de 74 ans, prend manifestement du plaisir à raconter des histoires, le plus souvent horribles et inattendues. Et en conclusion de l’une d’elles, il blague en disant que si la lèpre n’est pas contagieuse, ce serait un beau nom pour une fille. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de la relation “bizarre” qu’il entretenait avec les femmes, comme l’a déclaré Tippi Hedren, l’actrice qu’il a rendue célèbre dans Les Oiseaux (1963).
Après être revenu sur sa peur de la police, son dégoût de la sexualité à l’écran (“c’est vulgaire”), sa propension à faire des blagues absurdes à ses proches, et ses problèmes de poids (“en tout dans ma vie, j’ai dû perdre plus de 200 kilos !”), il dresse une sorte de bilan. Le présentateur lui demande s’il pensait au début de sa carrière qu’un jour on écrirait des livres sur lui, qu’on ferait des rétrospectives de ses films à la télévision, qu’il serait vénéré par les jeunes réalisateurs comme un maître de son art. “Non, pas du tout. Je pense que la chose la plus satisfaisante dans ce travail, c’est de pouvoir toucher un public mondial. Je peux marcher dans une rue à Tokyo et être reconnu. C’est la chose la plus gratifiante, et c’est lié au travail que l’on fournit, pas à celui de son agent publicitaire. Pareil en Allemagne, ou en France. Mais je ne suis pas un acteur. Quand je présentais ma série télé, c’étaient juste des introductions dignes. Pendant des années, j’ai comparé les acteurs à du bétail. Je me souviens que la femme de Tyrone Power me demandait : “Pourquoi comparez-vous mon mari à du bétail ?” Je lui ai répondu : “C’est un gentil bétail !”, dit-il en souriant malicieusement. Un clou qu’il enfonçait déjà dans cet entretien un an plus tôt : “Je n’ai pas dit que les acteurs sont du bétail, mais qu’ils doivent être traités comme du bétail.”
Si la formule est amusante, elle trahit toutefois une attitude problématique vis-à-vis de ses interprètes, particulièrement les femmes. Ce dont Tippi Hedren a souffert, comme elle le raconte elle-même dans cet entretien de 2012. L’obsession de Hitchcock pour elle commence sur Les Oiseaux, pendant le tournage duquel elle manque de perdre un œil. Non seulement il l’a mise en danger mais il la poursuit de ses ardeurs, une situation qui empire encore sur leur film suivant : Pas de printemps pour Marnie (1964). Il fait surveiller ses activités privées hors plateau par deux membres de son équipe et leur demande de savoir où elle va, qui sont ses amis et comment elle passe son temps libre. Refusant de céder à ses avances – elle accusera même en 2016 le réalisateur dans ses mémoires d’agression sexuelle – Tippi Hedren décide de briser le contrat de sept ans qui la lie au réalisateur malgré les menaces. Et Hitchcock tient parole : il fait tout pour ruiner sa carrière, et il réussit en partie. L’actrice continue à tourner, mais de grands rôles lui échappent. Cette histoire édifiante a donné lieu à un téléfilm en 2012, inédit en France, intitulé The Girl. On y suit la relation tumultueuse entre l’actrice, jouée par Sienna Miller, et le réalisateur (Toby Jones). Bien entendu, certains proches du grand homme ont crié à la diffamation, ce qui n’est pas étonnant. Chacun se fera son avis, mais gageons qu’aborder ce sujet à une époque pré-Metoo a dû être très difficile pour l’actrice, qui cherche avant tout, par ses témoignages, à éviter que ce genre de comportement ne se reproduise aujourd’hui. Malgré tout, elle reconnaît avoir vécu des moments formidables avec lui.
Hedren a déclaré sur Hitchcock : « On parle d’un esprit brillant, qui était d’un génie hors du commun, maléfique, et déviant, au point d’en être dangereux, parce qu’il pouvait avoir un effet imprévisible sur certaines personnes.” Elle en fut une des victimes, même s’il la faite entrer dans l’histoire du cinéma. Lourd prix à payer. Gageons que ce genre de comportement est en voie de disparition.
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