Né il y a cent ans, il nous a quittés en 2002. Souvent resté dans l’ombre d’acteurs plus connus, Rod Steiger s’est pourtant forgé une carrière impressionnante, travaillant avec les plus grands et incarnant des rôles inoubliables dans plusieurs classiques du cinéma comme Sur les quais ou Dans la chaleur de la nuit. Son physique l’a néanmoins souvent cantonné aux seconds rôles ou à ceux de « méchants ». Rod Steiger, briller dans l’ombre, signé Baptiste André et récemment paru chez Carlotta, vient jeter une lumière bénéfique sur un comédien qui était bien plus qu’un simple second couteau. L’auteur y livre une analyse pointue de sa méthode de jeu basée sur les préceptes de l’Actor’s Studio et montre à quel point sa vie a alimenté son art.
Doctorant en 3e année à l’université de Strasbourg, Baptiste André est fasciné par le travail du comédien. Il rédige actuellement une thèse sur le développement d’une méthodologie autour de l’iconologie actorale, tout en donnant des cours. Il nous parle de Rod Steiger : « Il est né en 1925 à Westhampton, dans l’État de New York. Il s’engage dans les marines à l’âge de 17 ans pour quitter un foyer difficile et s’émanciper. Il s’occupait seul de sa mère qui avait des problèmes d’alcool. Après la guerre, il a envie de s’inscrire à l’Actor’s Studio. Non pas au départ par attrait pour le jeu, mais parce que pendant leurs permissions, ses camarades de l’armée allaient aux cours de théâtre pour faire des rencontres. Et au lieu de tomber amoureux d’une fille, il tombe amoureux du théâtre. » L’acteur suit les cours de Lee Strasberg aux côtés de Marlon Brando et Eli Wallach et se fait repérer. Il décroche des petits rôles à Broadway et à la télévision, mais c’est son interprétation dans le téléfilm Marty en 1953 qui le révèle au grand public. Baptiste André poursuit : « On propose à Rod Steiger de jouer dans l’adaptation cinématographique mais pour cela, il doit signer un contrat de sept ans avec le studio, il refuse. C’est Ernest Borgnine qui joue le rôle qui lui vaut un Oscar. Steiger s’en mordra les doigts. »

Première occurrence d’une longue série d’occasions ratées. Puis, c’est l’aventure de Sur les quais (1954) d’Elia Kazan, dans lequel il joue le rôle du frère du personnage de Marlon Brando. « Ce rôle-là encapsule tout le reste de sa carrière. L’un est mis sous les projecteurs et l’autre est mis de côté. Dans la fameuse scène « I could have been a contender » « I could have been somebody », etc., il y a des champ-contrechamp, avec des gros plans sur le visage de chacun des deux acteurs. Dans cette scène, on parle toujours de Brando et pas de celui à qui il s’adresse. Je la montre à mes étudiants et mes étudiantes parce que, d’un point de vue analytique, c’est superbe et aussi pour dire que ce n’est pas seulement le monologue de Brando qui en fait la force. »
Si Steiger respectait son collègue en tant qu’acteur, il avait plus de réserves sur l’homme. Il lui reprochait ses lubies, notamment sa manie de quitter le plateau dès la fin de ses scènes. « Cette séquence a pris onze heures pour être tournée. Pour les gros plans de Brando, Steiger était présent pour lui donner la réplique, mais quand c’était l’inverse, Brando n’était pas là. »

Pour Baptiste André, l’enfermement de Steiger dans des rôles de méchants commence dès son interprétation dans la comédie musicale Oklahoma! en 1955 (image-ci-dessus). « Il a le rôle du méchant, et c’est un énorme carton. Aux États-Unis, cette comédie musicale est emblématique. Le public et les studios vont le considérer comme la crapule, le dur par excellence. Je pense que ce rôle si tôt dans sa carrière l’a desservi. Par la suite, il a su interpréter de très bons rôles de crapule. Ce n’est pas la question. Mais ça l’a un peu restreint, en tout cas au niveau des studios. On l’a catégorisé très rapidement. Pourtant, dans ce film, il danse, il chante, on a très peu vu ça dans d’autres films. »
Alors, qu’est-ce qui différencie Rod Steiger d’autres acteurs au physique « atypique » comme Karl Malden ou Walter Matthau ? « C’est la manière avec laquelle il embrasse pleinement son personnage. Peu importe l’importance du rôle. Il s’en empare comme si c’était le rôle principal, comme si c’était le rôle de sa carrière, comme si c’était un rôle pivot. Il se donne entièrement, absolument. » Il poursuit : « Et au-delà du fait qu’il ait été catégorisé, il y a toujours une petite coloration tragique dans son jeu. Il y a toujours un regard, un geste qui va teinter par exemple l’interprétation odieuse d’Al Capone en 1959, ou de Mussolini (Les Derniers jours de Mussolini, 1975) d’un penchant tragique qui va de pair avec sa carrière. Le fait qu’il ait été souvent dans l’ombre d’un autre, souvent second rôle ou rôle principal d’un petit film, a peut-être inconsciemment teinté quelque chose dans son jeu. »

Au-delà de la grande technicité de son jeu, sa dimension « Actor’s studio » a conduit certains réalisateurs à le mettre en contraste avec des partenaires au style opposé, comme c’est le cas dans Il était une fois la révolution de Sergio Leone (1971) dans lequel il joue avec James Coburn. « Les partenaires de Rod Steiger ne comprenaient pas du tout sa façon d’aborder le rôle et ça a créé beaucoup de tension sur le plateau, notamment avec Leone, sans parler de la barrière de la langue. Leone ne comprenait pas pourquoi il faisait autant de manières, James Coburn aussi. Leone avait l’impression que Steiger abordait le rôle comme Brando dans Viva Zapata (1952). Un rôle très « Actor’s Studio », et Leone ne voulait pas de ça dans son film. Mais Steiger a l’habitude de s’approprier ses rôles. Dans Frontière dangereuse (1957), il avait en partie réécrit ses dialogues. Au final, Leone et Steiger étaient contents du résultat, et l’acteur a complimenté le réalisateur. »
Rod Steiger est resté sur le côté pendant toute sa carrière, en partie par sa faute. En 1970, il refuse le rôle de Patton (1970) parce qu’il ne veut pas glorifier la guerre. Il s’en mordra les doigts quand George C. Scott décrochera l’Oscar. Mais si Steiger avait raté le prix pour l’excellent Prêteur sur gages de Sidney Lumet en 1964, il le remporte pour Dans la chaleur de la nuit trois ans plus tard. « Même cet Oscar ne lui a pas apporté les opportunités qu’il aurait pu lui apporter. Il recevait des propositions, mais elles n’étaient pas intéressantes, elles n’étaient pas à la hauteur de ce que lui pouvait proposer, c’est vraiment incroyable. »
Faut-il chercher du côté de sa vie personnelle pour trouver des réponses ? « Si sa carrière est émaillée d’occasions ratées, il a eu dans sa vie des épisodes de dépression chronique. C’est lié à ses problèmes personnels, avec les femmes notamment, il s’est marié quatre fois. Son enfance troublée a beaucoup joué dans sa confiance en lui, dans ce qu’il était capable de faire. Sans parler de l’absence du père, et de son instabilité mentale. Plus tard dans sa vie, il a eu des opérations cardiaques, il était diminué. »

Si on se souvient de Rod Steiger dans de grands rôles dramatiques, l’humour et le second degré ne sont pas absentes de sa filmographie, comme on peut le constater avec le désopilant Mars Attacks de Tim Burton (1996). « Il avait une implication dans ce qu’on lui proposait, et Mars Attacks, c’est à regarder ironiquement au vu de ce qu’il a pu tourner. Ce film me fait penser au Sergent (1968), le film de lui que je préfère, dans lequel il beugle, il a des sauts colériques soudains, identiques à ceux du film de Tim Burton. »

On se souvient aussi de son rôle dans Amityville : la maison du diable (1979) dans lequel il joue le rôle d’un prêtre confronté au démon. « Il a cette scène dans Amityville qui est formidable dans laquelle il est dans une église, il prie, et soudainement il est touché par le diable, et il y a un écho, sur un plan superbe, sur les vitraux, puis ensuite sur l’entièreté de l’église, qui fait un écho sur le visage de Steiger, et puis il est en train de crier, et soudainement il perd la vue, et il montre tout ça par son jeu, en mettant ses mains sur son visage. Il perd la vue, et à partir du moment où il se rend compte qu’il perd la vue, il arrête de crier, et il joue avec la même intensité qu’à la fin du Prêteur sur gages, quand son jeune assistant est dans ces bras là, et là pour le coup il y a vraiment un truc mystique aussi, parce que l’assistant s’appelle Jésus, soudainement il ne peut pas exprimer l’horreur indicible, alors il y a ce cri muet, qu’on retrouve dans Amityville, alors que c’est pas du tout le même genre de film, et c’est ça vraiment qui est formidable avec Steiger, même dans des rôles comme ça. »
Au final, si on veut savoir qui était Rod Steiger, il faut voir ou revoir tous ses films. « Il a mis beaucoup de lui-même dans ses rôles, c’est ce que font un peu tous les acteurs, mais peut-être lui encore plus, dans la mesure où son propre désespoir affleure souvent dans son interprétation. Steiger a dit un jour : « Un acteur doit avoir des rêves suffisamment grands pour qu’ils puissent le crucifier. » Il pensait qu’il faut suffisamment rêver, de sorte que si on échoue, on n’a plus rien. Il a aussi déclaré : « On sait que pour les studios on est des boîtes de conserve, mais j’ai le droit d’être la meilleure boîte de conserve qui ai jamais existé. » Objectif atteint Monsieur Steiger.
Rod Steiger, briller dans l’ombre – Persona #2, de Baptiste André, est disponible en librairie et sur le site de Carlotta.
Les Derniers jours de Mussolini ressort en salles grâce à Carlotta, qui l’édite aussi en support physique.