Après avoir pris des nouvelles de Philippe Sarde cet été et parcouru sa carrière, voici un focus sur le film par lequel tout à commencé, « Les Choses de la vie » de Claude Sautet (1970), à la suite de sa projection récente dans le cadre du BO Ciné-Club au Champo à Paris. Le compositeur nous raconte sa rencontre avec le réalisateur disparu en 2000, leur méthode de travail, et le trac immense qu’il a ressenti alors qu’il travaillait sur son premier film. Une rencontre et un succès qui ont ouvert la voie à une vie entière de collaborations et donné naissance à certains grands moments du cinéma français.
Racontez-nous comment s’est passée votre rencontre avec Claude Sautet.
Un producteur de mon entourage m’avait appelé la veille pour me dire : « Est-ce que tu serais libre demain en fin de journée pour rencontrer Claude ? » Et je dois dire que vers 19 heures, j’ai ouvert ma porte à Claude Sautet que je ne connaissais pas. Et c’était très émouvant parce que je savais qui il était, mais lui ne savait pas qui j’étais. Je n’étais en fait personne.
Vous étiez un peu intimidé à ce moment-là ?
Oui j’étais intimidé et pour moi c’était comme si quelque chose s’ouvrait. J’étais très touché par sa simplicité et comment il m’a abordé. Avant qu’il ne vienne, je me suis dit : « Il faut quand même que je lise quelques lignes du scénario. » J’ai trouvé un résumé du roman de Paul Guimard dans une librairie qui s’appelait Le Technicien des Films qui n’existe plus. J’ai pu parcourir ce résumé qui avait été fait par Jean-Loup Dabadie. Et ça m’a tout de suite inspiré. L’envie d’écrire quelques notes m’est venue.
Alors vous disiez que cette rencontre s’est faite par l’intermédiaire d’un producteur c’est ça ?
Voilà c’est ça.
Et comment est-ce que le producteur vous connaissait ?
Ce producteur savait que j’avais envie de faire de la musique de cinéma. Et donc les choses se sont passées de manière très simple.
Lors de cette première rencontre vous avez seulement discuté, vous ne lui avez pas fait écouter de musique ?
Si quand même. Au bout d’un quart d’heure, vingt minutes de discussion, je lui ai dit : « Je vais vous faire écouter la musique que je fais. » Et j’ai joué au piano quelques fragments de la musique que j’écrivais.

Vous aviez déjà le thème principal ?
C’était le début, les huit premières mesures. J’ai commencé à jouer et je dois dire que je n’ai eu aucune réaction. Il était assis à mes côtés et je me demandais, comme il y avait le silence, s’il avait apprécié ou pas. Puis, je me suis retourné vers Claude et j’ai vu un homme qui avait les larmes aux yeux.
Ça l’avait touché, ça l’avait ému ?
Et il m’a dit : « Écoutez oui, c’est exactement ce que je cherche, ce que je voudrais. Il y a d’autres passages plus compliqués qui pour moi sont très importants comme l’accident. D’accord, mais j’aimerais qu’on prenne les choses une par une. »
A ce stade, le film est déjà terminé ?
Il est tourné. Et Claude me dit : « Ce que j’entends me plaît beaucoup et je vous propose de vous projeter le film. »
Dans un montage provisoire ?
Dans un montage quasiment définitif. Mais sans aucune musique.
Sans même de musique provisoire ?
Ah oui, il avait mis un peu de Vivaldi mais c’était de la musique fonctionnelle. Ce n’était pas de la musique de narration. Il y avait ce bout de musique diégétique, à part ça, il n’y avait absolument pas de musique. Et je dis à Claude, je lui dis : « Je trouve le film très émouvant et je trouve Romy absolument splendide. » Quand je lui ai dit ça, Claude avait les larmes aux yeux.
Et donc là, vous avez vu cette version provisoire et après vous vous êtes remis au travail pour composer.
Je lui ai dit : « Vous savez, ce que je vous ai joué hier, je l’ai complété et je l’ai développé. » Il répond : « Ça va, ça ira très bien. Ce qu’il faut maintenant, c’est que vous vous mettiez à écrire la musique. Et la chose qui compte le plus pour moi, c’est d’essayer de faire une musique pour l’accident. »

Donc vous avez fait un travail de spotting ensemble, vous vous êtes mis d’accord sur les moments où il y aurait de la musique dans le film.
Voilà. Et les passages qui l’angoissaient le plus, c’étaient les passages où il y aurait de la musique avec l’accident. Donc, c’était la première étape du travail avec Claude. J’ai commencé à écrire ce que je ressentais pour l’accident. Et j’ai essayé de lui jouer un petit peu au piano, alors que ce n’était pas du tout fait pour le piano. Et Claude a beaucoup aimé, il a toujours été emballé par ce que j’avais joué. Et ça l’a beaucoup ému.
Est-ce que c’était quelqu’un de mélomane, Claude Sautet ? Est-ce qu’il aimait la musique ?
Oui, oui. C’était quelqu’un de très mélomane, mais qui ne s’est pas dévoilé au début comme mélomane. Et c’est au fur et à mesure du travail avec lui que je me suis rendu compte que cet homme était extrêmement mélomane.
Ensuite, il y a eu les sessions d’enregistrement.
Ensuite, il m’a dit : « Dans cinq mois, on enregistre. » Imaginez pour moi, c’était la première fois qu’une personne me demandait ça.
Vous aviez une pression importante à ce moment-là.
Non seulement une pression, mais un trac. Oui, c’est sûr. Parce qu’il fallait que pendant cet enregistrement, j’épate un peu Claude comme il l’attendait.
Il fallait que vous soyez à la hauteur de son pari. Le pari de choisir quelqu’un comme vous qui était jeune et qui n’avait pas beaucoup d’expérience.
Un type de 21 ans. Donc, il fallait être à la hauteur. Ce n’était pas évident du tout. Et je dois dire que l’enregistrement s’est passé avec des heurts. On s’est disputé à deux ou trois reprises. Il voulait plus de mouvement que ce que j’avais écrit.
Plus de mouvement ?
Oui, plus de mouvement. Des variations.
Il voulait quelque chose de plus complexe que ce que vous aviez fait.
Un peu plus complexe. Pour ne pas que la musique ne soit qu’une musique romantique. Ou une musique qui fasse penser à un thème romantique.
Est-ce qu’il avait des compositeurs en tête qu’il vous donnait en exemple ?
Non, il ne m’a jamais donné de compositeurs. Il avait l’élégance de ne jamais me parler de personne. Il ne m’a parlé que de son travail et du mien. Et de ce qu’il attendait comme résultat. Sans jamais me parler d’un autre compositeur.
Donc il était présent pendant les sessions d’enregistrement, ce qui n’est pas le cas de tous les réalisateurs.
Ah oui, il était présent pour chaque mesure.
Donc il y a eu quelques petites discussions ?
Oui, il y a eu des discussions sur les embellissements mais ça s’est arrangé.
Vous avez réussi à surmonter votre trac ?
Oui, je l’ai surmonté. Je ne vous le cache pas. Parce qu’il fallait s’imposer aussi face aux musiciens, etc. Et je ne vous cache pas qu’en vous racontant un peu le déroulé de l’enregistrement, ça a été les jours les plus tendus de ma vie.
Et c’est vous qui avez dirigé l’enregistrement ?
Ce n’est pas moi. C’est un chef d’orchestre. Je l’avais pris pour justement être plus à l’écoute de Sautet au cas où il voulait changer certaines choses.
Donc vous êtes resté dans la cabine d’enregistrement avec Sautet ?
Tout à fait. La partition à la main. Et éventuellement prêt à changer ou à améliorer.
Vous donniez des instructions au chef d’orchestre ?
Exactement.
Donc une fois cette étape passée, vous…
C’était une étape assez magique, je dois dire. Parce que toutes ces étapes étaient nouvelles pour moi. C’était la première fois que j’étais devant un énorme challenge.
Vous en gardez un grand souvenir encore aujourd’hui.
Vous voyez, je vous en parle avec une grande émotion.
Oui, je comprends.
Parce que pour moi c’était la première fois. La première fois que j’ai réalisé ça et écrit ça. Et ce que je ne savais pas, c’est que ça allait devenir Les Choses de la vie.
Puis ça va lancer votre carrière et déboucher sur une des plus belles collaborations avec un réalisateur, vous avez signé après la musique de tous ses films (sauf Un cœur en hiver). Donc c’est vraiment la pierre fondatrice de votre collaboration.
Oui, ça a été la première étape de toute une vie de collaboration.
Parlez-moi un peu de l’étape suivante, le montage et le mixage de la musique dans la bande-son du film. Comment ça s’est passé à ce moment-là ?
J’enregistrais avec l’image, donc la musique était très présente à l’enregistrement et Claude était là pour me guider. Et c’est là que je me suis aperçu que Sautet était un musicien très affirmé, car toutes les indications qu’il me donnait étaient des indications de musique très précises et il attendait que je lui réponde de manière très précise.
Parlez-nous du mixage du film.
Après, si vous voulez, ce qui s’est passé, c’est que j’ai été au mixage du film, bien sûr, de la musique du film, la musique que Claude avait mise sur le film et pendant le mixage, je lui ai donné aussi mon avis sur la manière dont il fallait que cette musique ressorte. A ce stade, on ne savait pas ni moi, ni Sautet, si ça allait marcher.
Et à propos de la chanson d’Hélène ? Racontez-nous cette histoire.
J’ai dit à Jean-Loup, ça serait bien si on faisait une chanson. « Ouais, mais Claude déteste les chansons. Il n’acceptera jamais », a-t-il répondu. Et je lui ai dit : « Je pense que ça vaut le coup d’essayer de le convaincre. » Et pour le convaincre, la meilleure façon c’était de l’enregistrer. Et d’avoir Romy Schneider et Michel Piccoli, qui étaient les interprètes de la chanson. Jean-Loup a écrit les paroles. Très belles. Très simples.
Très tristes.
Il a accepté de l’utiliser pour la promo, mais il ne voulait pas la mettre dans le film. Ce qui est étonnant, c’est que cette chanson a vécu en parallèle du film.
Elle est sortie en 45 tours.
Elle est sortie en 45 tours et elle est toujours vivante.
Elle a participé à la célébrité du film et à son prestige.
C’est ça. Et je vous dis ça de manière très humble, parce que je ne m’attendais pas à ce fantastique succès.
Le film a remporté le prix Louis Delluc en 69.
Et il est passé à Cannes, mais Sautet ne voulait pas tellement… Il était contre les compétitions. Ce qui était important, c’était que ce film marche et soit une émotion pour le public et une découverte. Parce qu’il ne faut pas oublier que Sautet faisait son retour au cinéma.
Oui, il n’avait pas tourné depuis 1965, avec « L’arme à gauche ». Donc, il s’en fichait un peu d’avoir un prix ou d’aller à Cannes ?
Ce n’était pas ça qui l’intéressait. Ce n’était pas important pour lui. Ce qui était important, c’est que le film touche les gens. Mais il est quand même allé à Cannes.
Vous êtes allé à Cannes avec lui ?
Oui. J’étais à Cannes, ça s’est passé de manière un petit peu houleuse. Un peu comme les séances d’enregistrement. Il voulait une chose à la place de l’autre. J’ai retrouvé le Sautet de l’enregistrement.
En fait, si les dates que je vois sur Internet sont bonnes, la sortie nationale a eu lieu au mois de mars 1970. Et le film, il est passé à Cannes le 10 mai. Donc en fait, il était déjà sorti en salles quand il est passé à Cannes. Ce qui ne se fait plus aujourd’hui.
Voilà. Il est sorti grâce au prix Louis Delluc. C’était grâce au fait que le film a obtenu ce prix. Et les distributeurs l’ont sorti. Et après, il est passé à Cannes. Mais le film était déjà un immense succès.
Et du coup, ce succès et cette première expérience réussie ont un peu conditionné la suite de votre carrière.
Je le savais au fond de moi-même. Si cette musique était réussie, pour moi, c’était l’ouverture de ce métier. Ça, c’est difficile de vous le raconter sans émotion.
Je suis désolé de vous faire revivre tous ces moments...
Non, non, au contraire. Ce sont aussi de beaux souvenirs. Comme j’aimerais en avoir eu encore plus souvent. Enfin, j’en ai eu…
Vous en avez eu beaucoup quand même. L’année d’après, Sautet refait appel à vous pour « Max et les ferrailleurs », est-ce que cela s’est fait naturellement ?
Il avait travaillé avec Georges Delerue (Classe tous risques) et Michel Colombier (L’Arme à gauche) avec lequel cela s’est plutôt mal passé. Il ne voulait pas recommencer. Naturellement, il est revenu vers moi et j’ai retrouvé Piccoli et Romy.
Une amitié s’est liée entre vous et vous ne vous êtes plus quittés.
Exactement, et pour toute une vie, j’ai passé ma vie à ses côtés.
Et concernant le montage ?
Sautet et moi avons toujours échangé sur sa vision du montage comme lui le faisait pour la musique. Il y avait une scène de soirée chez les parents de Romy et je lui ai dit que c’était en dessous du reste du film. Il m’a écouté et l’a enlevée.
Un grand merci à Philippe et Clotilde.