Passionné depuis toujours par la musique de film, Olivier Desbrosses vit sa passion avec intensité. Gérant de la radio La Grande Évasion, coanimateur du podcast Total Trax, et rédacteur en chef du site dédié UnderScores, l’homme a de multiples casquettes. Il revient dans cet entretien exclusif sur la genèse de la webradio, et évoque ses projets et ses ambitions. À une époque où la musique de film symphonique de qualité est moins valorisée, il défend avec conviction le rôle du compositeur pour le grand écran et s’impose avec brio comme un passeur de premier plan.
Pour commencer, est-ce que tu peux nous parler de l’aventure de La Grande Évasion ? Quelle est la genèse de cette webradio ? J’ai cru comprendre que tu as repris l’affaire après quelqu’un, c’est ça ?
C’est tout à fait ça. En fait, c’est une radio qui a été fondée vers 2014 par un garçon qui s’appelait Hubert Charrier, que j’avais rencontré justement à l’occasion du lancement de sa radio et que nous avions interviewé sur UnderScores. Le gars était sympa, on était restés en contact. Et en 2020, il m’appelle pour me dire qu’il veut me revendre sa radio. Et moi en 2020, j’étais un peu en reconversion professionnelle, donc ça tombait plutôt bien. Et puis il m’a dit qu’il avait des problèmes de santé, qu’il ne se voyait pas continuer à gérer la radio. Et donc il me l’a revendue. Et il est mort littéralement trois jours après. C’était assez brutal. En tout cas, il voulait absolument que ce soit moi. Je ne sais pas pourquoi, peut-être qu’il s’est dit que je n’allais pas lâcher l’affaire. Et effectivement, je n’ai pas lâché.
Comment cela s’est-il passé ?
J’ai donc repris la radio, ainsi que son développeur informatique historique, qui n’était pas tellement disponible pour les évolutions que j’avais en tête, et a finalement été remplacé récemment par un autre développeur.
Les habitués de Total Trax connaissent la formule par cœur : « La Grande Évasion, la meilleure webradio de musique de film au monde ». Qui s’occupe de ses magnifiques visuels ?
C’est moi. Il faut beaucoup de patience et de recherches sur Internet pour trouver le bon visuel. Et au bout d’un moment, tu commences à avoir un œil pour voir ce qui va bien marcher dans le format 16/9, qui est celui de la radio. Mais il faut effectivement être assez acharné. J’essaye de privilégier plutôt les visuels dessinés, dans la grande tradition des affiches de films des années 1950-60-70-80, et dans l’esprit d’artistes comme Frank McCarthy et Drew Struzan. Pour moi, une affiche de cinéma doit vendre le film sans le spoiler, sans dévoiler plus que ça son contenu. Il y a un truc qui doit te donner envie d’aller voir le film. Il y a même des films qui ne sont pas réussis mais dont l’affiche est magnifique.
La partie technique est gérée par le développeur, tout ce qui concerne l’architecture et l’algorithme qui pilote la partie aléatoire. Il gère aussi la partie pro de La Grande Évasion, puisque c’est la radio des cinémas Pathé, on l’entend dans les halls des cinémas ainsi que dans les salles, entre les séances.
Et de mon côté, je m’occupe de tout le reste : la mise à jour au quotidien, l’ajout de musique, le choix des morceaux, les visuels, la communication, la relation avec Pathé…

C’est un travail énorme ! Quels sont tes sources de financement ?
La Grande Évasion est disponible en ligne gratuitement, sans publicité. Il y a cependant un Tipeee pour soutenir la radio. Il y a des gens qui donnent un peu, ça permet de continuer à faire vivre le projet. Et s’ajoute à ça ce que payent les cinémas Pathé. Et même avec ça, c’est un peu insuffisant, parce que dès qu’il y a des développements à faire, ça coûte très, très cher. Et malheureusement, il y a tout le temps des choses à modifier, des choses à améliorer. J’avais déjà fait une refonte il y a deux ou trois ans avec l’ancien développeur. Nous allons bientôt en refaire une complète, développer carrément toute une nouvelle infrastructure. Parce qu’actuellement, le back-office de la radio, c’est du WordPress. C’est ce que le créateur avait choisi à l’époque parce que c’est gratuit. Sauf que cela a atteint ses limites, avec des risques de sécurité en plus. Donc on va tout redévelopper, une interface totalement propriétaire qui n’existe nulle part ailleurs, qui va être beaucoup plus flexible, beaucoup plus sécurisée, mais qui est aussi plus chère à mettre en place.
Et j’imagine que tu as essayé d’élargir à d’autres circuits de salles la diffusion ?
Oui. Mais ce n’est pas simple de vendre quelque chose qui est proposé gratuitement par ailleurs. Alors même que la version payante offre pourtant de nombreuses possibilités de personnalisation : choisir précisément les morceaux diffusés dans un flux dédié, faire ses propres playlists, mettre des spots publicitaires ou des événements ponctuels en place… Tout est paramétrable. Les gens qui aiment le cinéma et qui aiment la musique de film, au bout d’un moment, connaissent.
Est-ce que tu as une idée de l’audience de la radio ?
Pas en détail. Mais ça progresse constamment dans le bon sens. Le fait est que la lenteur des développements jusqu’à présent faisait que je n’étais jamais content du résultat et que je n’avais pas vraiment envie de faire de la promo avant d’être totalement satisfait du projet. Mais il y a une campagne qui est quasi-prête, avec des vidéos virales et tout ça, qui sera prochainement lancée.
Peut-être après le développement qui va être entrepris ?
Je pense. D’ailleurs, on va développer quelque chose qui est très attendu par les amateurs, qui est une application pour smartphones, car pour l’instant, c’est un peu aléatoire, ça marche plus ou moins bien selon les téléphones et les navigateurs. Avec l’appli, ça marchera très bien partout et tout le temps. Mais ça veut dire développer une appli sur Android, et une appli sur Apple. C’est un peu de boulot et un peu de budget aussi. Je ne peux pas tout faire d’un coup. Financièrement, ce n’est pas viable. Mais plus on a de dons sur le Tipeee et plus ça ira vite.
Ce qui ne lasse pas de m’intriguer, c’est qu’entre le site UnderScores (dédié à la musique de film) dont tu t’occupes, Total Trax et La Grande Évasion, comment est-ce que tu arrives à tout gérer en même temps ?
C’est très simple. Ça nécessite un peu d’entraînement, mais en fait, il faut juste arrêter de dormir (rires). Une fois que tu y arrives, tu t’en sors ! Je plaisante, mais la radio me prend à peu près trente à quarante heures par semaine. Et c’est à peu près pareil pour Total Trax.
C’est énorme !
Et puis après, il reste UnderScores et les choses comme ça, mais qui prennent un peu moins de temps.

Sur UnderScores, tu as toute une équipe de rédacteurs qui travaillent, qui écrivent pour le site.
Il reste encore des gens motivés, effectivement, que je remercie encore une fois : sans eux, sans leur passion pour la musique à l’image, le site aurait fermé ses portes depuis longtemps. Le format écrit est un peu en perte de vitesse, il faut être honnête. Parce que je pense que le public n’a plus la patience de lire des textes longs, des analyses pointues, détaillées, sur des pages et des pages. Ce n’est plus tellement à la mode. Il y a encore des gens que ça intéresse, mais c’est même encore moins grand public que ça l’était à l’époque ou le site a été créé. La musique de film a toujours été une niche, mais en 2025, le format écrit, c’est vraiment une niche de tout petit chien !
J’ai lu sur la description de ton profil que ta passion pour la musique de film date de « Star Wars », c’est ça ? Est-ce que c’est le moment où tu as pris conscience de l’importance de la musique de film ? Ou est-ce que c’est le moment où simplement la musique était tellement géniale que tu ne pouvais pas la rater ?
J’étais déjà conscient avant de certains trucs que j’avais remarqué dans les séries télé. Je ne sais pas si j’avais déjà vu un film de Sergio Leone à ce moment-là, mais j’en connaissais déjà la musique. En tout cas, j’en étais conscient. Mon père était féru de cinéma. Je voyais pas mal de films déjà étant gamin parce qu’il était projectionniste amateur au cinéma local, dans notre petite ville de province. J’avais la possibilité de voir plein de choses. Donc ça a toujours été un peu là en arrière-plan. Ma mère aussi était assez passionnée de cinéma et de musique classique. Donc, j’ai aussi baigné dans le classique, ce qui quelque part justifie l’amour que j’ai en particulier pour la musique orchestrale, peut-être plus que pour le reste. Mais Star Wars a vraiment été l’élément qui m’a fait totalement basculer dans la musique de film, à partir de là, je voulais tout connaître, tout écouter, tout découvrir…
Tu as aussi fait des études de cinéma ?
J’ai fait des études de cinéma pour être réalisateur. J’avais hésité entre réalisation et montage, j’ai choisi la réalisation au final. J’ai même bossé un temps dans des postes de deuxième, voire troisième assistant sur des films, mais ça n’a pas duré parce que c’était difficile d’en vivre. Et puis j’ai eu envie d’explorer d’autres choses. Le fait est que je reviens toujours au cinéma, j’y suis toujours ramené d’une manière ou d’une autre. Notamment par la presse, par exemple, lorsque j’ai bossé pour Mad Movies. Donc le cinéma est toujours là quelque part, pas très loin.
Et à part John Williams, quels sont les premiers compositeurs qui t’ont vraiment marqué ?
Alors Williams et Morricone clairement. Mais le plus marquant c’est Jerry Goldsmith, sans aucun doute. C’est toujours le cas aujourd’hui d’ailleurs. Probablement parce que c’est le plus inventif, celui qui prend le plus de risques, quitte à se prendre un peu des pieds dans le tapis parfois. Mais qui essaye de faire des choses différentes à chaque fois ou presque.

Et qui en plus avait vraiment une maîtrise de tous les styles, une capacité d’invention, une capacité de développer des thématiques incroyables. Il avait toutes les qualités ! C’est pour ça qu’on a sauté sur l’occasion quand on nous a proposé un livre sur Goldsmith, écrit par Yves Desrichard, et qui n’avait jamais été édité. Il n’y avait jamais eu de livre sur lui en français. Et pour l’instant, il n’y a toujours pas grand-chose en anglais non plus.
Je serais curieux de savoir, dans les compositeurs actuels, quels sont ceux qui te font vibrer ? Par exemple, est-ce que des gens comme Alexandre Desplat font partie de ceux dont tu aimes suivre le travail ?
Je suis le travail de beaucoup de gens. Par essence, puisque j’essaie d’écouter tout ce qui sort en nouveautés. Vu le nombre de sorties, c’est une gageure. Sauf qu’il y a beaucoup de trucs qui ne sont vraiment pas bien. Alors, je suis un certain nombre de compositeurs, mais peut-être avec moins de passion qu’à une époque. Tout simplement parce qu’aujourd’hui, on les laisse beaucoup moins libres de faire une vraie musique pour les projets sur lesquels ils travaillent. Il y a des exceptions, mais en général, même les bons ne sont pas toujours au top, juste parce qu’on ne les a pas laissés faire. Il y a tellement d’étapes de contrôle, de maquettes ultra précises, et un certain désamour pour le son traditionnel de l’orchestre, combiné au fait que c’est de plus en plus difficile d’avoir du budget pour enregistrer avec orchestre, qui font que c’est très rare maintenant d’avoir une BO qui est vraiment exceptionnelle.
Il y a pourtant bien des compositeurs français qui mériteraient qu’on leur laisse la place pour faire leurs preuves parce qu’ils ont tout ce qu’il faut, que ce soit Erwann Kermorvant, Cyrille Aufort, Erwann Chandon, et pas mal d’autres… À l’étranger, il y a Daniel Pemberton qui a souvent une approche assez intéressante. Ce n’est pas toujours exceptionnel, mais il y a des fois où c’est vraiment très, très bien. Bear McCreary aussi est très doué et très productif.
Et puis, il y a quand même, évidemment, John Williams, mais il ne compose presque plus. John Powell, mais pareil, il a un peu diminué sa productivité. Ou Danny Elfman qui a un peu arrêté aussi le cinéma. En fait, tous les mecs que je suis avec passion sont soit morts, soit en retraite, ou en semi-retraite. Howard Shore, c’est pareil. Alan Silvestri, il va refaire un Avengers, mais c’est pour le fric, ce n’est pas un truc qu’il fait pour le plaisir. Le plaisir, il le trouve quand il bosse pour Robert Zemeckis, mais ce n’est pas tous les ans. Il y a aussi Michael Giacchino, mais c’est pareil. Depuis qu’il s’est lancé dans les franchises, les Marvel, dans les trucs comme ça, je trouve que c’est moins intéressant. Je pense qu’il est moins motivé par les films sur lesquels il travaille et que ça se ressent un petit peu dans sa musique.
Après, il y a les compositeurs espagnols dont vous parlez souvent dans Total Trax.
Il y a Fernando Velázquez, Roque Baños aussi, même s’il est installé à Los Angeles maintenant, qui font des trucs bien, mais ce sont des films qu’on a du mal à voir. Ils ne sortent même pas en France la plupart du temps. Donc, ça dissocie un peu la relation entre l’image et la musique. Mais musicalement, Velasquez c’est très bien. Et de toute façon, il y a des compositeurs de talent un peu partout dans le monde, il faut juste un peu de patience pour les découvrir !
J’aurais bien aimé avoir ton avis sur une forme de paradoxe qui résume un peu la situation actuelle. C’est qu’aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on n’a jamais autant parlé de musique de film. Il y a plein de livres et même des documentaires qui sortent sur le sujet. Mais paradoxalement, la musique symphonique est beaucoup moins présente ou valorisée dans les films. Je trouve ça assez curieux. Qu’est-ce que tu penses de ça ?
Ce n’est pas vraiment un paradoxe. On parle de musique de film dans les médias, mais surtout dès qu’il s’agit de quelqu’un qui vient de la pop, qui vient du rock, qui vient de l’électro, qui vient du hip-hop, et qui n’a pas spécialement fait de musique de film avant. Ça, ça intéresse les gens. Mais c’est du « fanboyisme », en fait. C’est le même principe qui a toujours été en vogue, quand on avait Peter Gabriel ou David Bowie qui faisaient une musique de film. Ce n’est pas leur cœur de métier, ce n’est pas l’essentiel de leur carrière. Ils font ça parce qu’ils ont envie à un moment donné. Mais c’est beaucoup plus mis en avant parce que c’est plus vendeur, parce que ce sont des gens plus connus. C’est-à-dire qu’en termes de compositeurs de musique de film, à part Danny Elfman, Morricone, Williams… Déjà, Goldsmith, les gens ne savent pas qui c’est. Et donc dès qu’on essaie de sortir un peu des sentiers battus, tout le monde devient très vite frileux. Pour monter un concert, créer un documentaire, éditer un livre, si on sort des grands classiques, Williams, Morricone, Elfman, Shore et quelques autres, on nous lâche très vite, que ce soit les financiers et sponsors, les institutions, les éditeurs, les producteurs, etc… En fait, il y a un focus sur 1% de l’univers très large de la musique de film, qui est régulièrement mis en avant, mais les 99% restants passent à la trappe…
Donc, c’est plus le marketing qui pousse ça qu’autre chose, en fait ?
Tout à fait. Après, il y a quand même un intérêt du public pour la musique de film. La preuve, c’est que Total Trax marche beaucoup plus que ce qu’on avait prévu, que ce qu’on avait imaginé au lancement du podcast. Il y a vraiment beaucoup de gens qui nous écoutent et qui trouvent ça intéressant parce qu’on parle à la fois de cinéma et de musique. Si on était exclusivement centré sur la musique, je pense qu’il y aurait moins de monde. Mais il y a une relation évidente entre le son et l’image. Et le fait de parler des deux, ça me semble parfaitement logique. C’est pour ça que dans notre équipe, nous avons un expert en cinéma qui est Rafik Djoumi. Et puis nous avons un expert en musique, avec des guillemets, qui serait moi…

Tu peux enlever les guillemets.
Et David Oghia qui est un peu le monsieur loyal du podcast. Et Stéphanie aussi qui a encore une autre approche, qui aime bien les analyses assez pointues. Et le podcast, c’est un bon format pour ça. C’est pour ça que mon attention est beaucoup plus centrée sur Total Trax aujourd’hui que sur UnderScores. D’autant qu’on a des retours. On sait qu’il y a des gens qui nous écoutent, qui commentent, qui sont intéressés, qui nous suggèrent des sujets. Sur UnderScores, on n’a pas grand-chose comme retour. Il y a une petite communauté qui est là et qui ne bouge pas vraiment. Et qui en plus n’est pas tellement curieuse de découvrir d’autres choses. Ils écoutent et ils parlent des compositeurs qu’ils aiment. La plupart du temps, ils n’ont pas envie de découvrir d’autres compositeurs qu’ils ne connaissent pas, ou moins bien. Personnellement, c’est un travers dans lequel je ne veux pas tomber. Je tiens à rester curieux et ouvert. Prenons Hans Zimmer par exemple : je n’aime pas tellement ce qu’il fait aujourd’hui, et je le dis régulièrement, mais ça ne m’empêche pas de l’écouter. Ça ne me fait pas forcément plaisir, mais ça ne m’empêche pas.
Je parlais récemment avec quelqu’un de Zimmer, et cette personne le comparait au diable.
Zimmer a fait beaucoup de mal, mais il a fait du mal parce que c’est tombé sur lui. Il n’est pas vraiment responsable de ça. Il a apporté quelque chose à Hollywood dans les années 1990 qui était attendu, qui était recherché par les studios. Et si lui ne l’avait pas fait, ils auraient trouvé quelqu’un d’autre pour le faire. Il y avait une place à prendre et elle aurait été prise par quelqu’un. C’est tombé sur lui. Après, il en a bien profité. Il a bien développé le concept comme il fallait. Une espèce d’uniformisation du son qui fait sa célébrité aujourd’hui et son succès. Et les sommes colossales qu’il a engrangées grâce à ça. Mais cela aurait pu être quelqu’un d’autre. Il était au bon endroit au bon moment. Il ne faut pas vraiment le blâmer pour ça, parce que de toute façon, cette demande a été initiée par les studios, pas par les compositeurs. D’ailleurs, il y en a d’autres qui ont suivi dans sa lignée et qui ont également bien fait leur beurre sur de la musique au mètre. Il n’est pas tout seul non plus sur le marché, mais clairement, c’est le leader. Et le problème, c’est qu’en termes de notoriété, il est un peu le seul compositeur de musique de film connu aujourd’hui auprès des jeunes. Quand on demande aux gens, est-ce que vous pouvez me dire quel est le meilleur compositeur de musique de film ? En général, ils vont dire Zimmer, parce que c’est le seul nom qu’ils connaissent.
Et donc, on parlait de cet affaiblissement de la forme symphonique. Comment est-ce que tu vois les choses évoluer aujourd’hui ?
Pas bien. Pas bien du tout. L’affaiblissement, il est là depuis une bonne vingtaine d’années et ça se dégrade encore. Pour différentes raisons. Cela rejoint ce que je disais tout à l’heure, le fait que la musique est très précisément validée avant même qu’elle soit enregistrée et que d’ailleurs quand tu fais un film aujourd’hui, c’est pareil pour la production. Ce n’est pas que la musique soit mauvaise. Mais le compositeur a devant lui une batterie de financiers, de producteurs à convaincre qui ne sont pas tous d’accord entre eux. Et il faut contenter tout le monde. Et comme en plus, eux, ils essaient aussi de contenter toutes les tranches identifiées du public, parce que tout est construit sur des études marketing… Un film qui est fait pour le plus grand nombre de personnes, il ne va pas vraiment passionner grand monde. Le Blanche-Neige récent de Disney, c’est un bel exemple de ça. Et donc il y a une place moins notable pour la musique. À une certaine époque, la musique, c’était vraiment un élément à part entière du film. De plus, les effets sonores ont évolué. Il y a un nombre de multipistes qui est hallucinant. Il y a de moins en moins de place pour la musique. Et surtout, on veut de la musique dans les films avant tout pour ne pas que les gens se rendent pas compte qu’il n’y en a pas. Il faut une musique qu’on ne remarque pas, qu’on entend le moins possible, mais tout le temps.
Beaucoup de compositeurs m’ont raconté des histoires horribles sur le traitement qu’on a réservé à leur travail, quand par exemple ce qui est dans le film au final n’est pas ce qu’ils avaient prévu du tout. En plus, ils livrent à la production maintenant ce qu’on appelle les « stems », c’est-à-dire des pistes séparées pour tous les instruments. Et après, ils font leur marché. Ils peuvent retirer toute une partie de l’orchestre. C’est problématique. Du coup, ils peuvent ne garder qu’une partie des instruments. Je connais quelqu’un qui avait fait tout un morceau. Je ne crois pas qu’il avait un orchestre, mais il avait des instruments virtuels. Il a fait toute une composition plutôt orchestrale et il manquait un piano. Il a fait une partie de piano vite fait qu’il a jouée lui-même en se disant qu’on la referait plus tard avec un vrai musicien. Ils ont viré tout ce qu’il avait écrit, toutes les pistes, sauf le piano, qu’ils ont mis en plus sur une scène qui n’était pas celle pour laquelle il était prévu. Et après, quand on écoute le truc, on a tendance à dire que le mec a fait de la merde. Mais non, il ne fait pas de la merde. Ce n’est pas lui qui a fait ça. Ce qu’il avait fait lui, on ne va pas l’entendre. Donc, il faut être très prudent quand on dit du mal des compositeurs parce que la plupart du temps, ce n’est vraiment pas qu’eux qui sont en cause. C’est un peu la vieille histoire bien connue de Mozart à qui on dit : « Il y a trop de notes ». Ce qu’ils veulent, c’est une tenue de notes en arrière-plan qu’on ne remarque pas. Un bruit de fond, si tu veux.
Cette approche a toujours été présente. Même dans la période de l’âge d’or des studios, il y avait des compositeurs qui faisaient de la musique au mètre, voire qui ne signaient même pas la musique. Mais il y avait aussi des choses vraiment remarquables. Aujourd’hui, il n’y a plus tellement de place pour ça. Autrefois, un mauvais film avait assez fréquemment un bon score. Maintenant, il y a beaucoup de mauvais films, mais il y a aussi beaucoup de mauvais scores qui vont très bien avec, mais qui font qu’il n’y a rien d’intéressant à en tirer en écoute isolée.

Est-ce qu’on peut aborder Total Trax ? Je sais que vous avez pas mal de projets actuellement pour faire évoluer le concept. Pour moi, c’est vraiment comme une encyclopédie dédiée à la musique de film. Il y a des compositeurs qu’on adore déjà et qu’on aime explorer avec vous. Il y en a d’autres qu’on ne connaît pas du tout et qu’on aime découvrir.
On essaye de varier. Traiter des compositeurs très connus, mais aussi d’autres très peu connus. On va faire moins d’écoutes sur les moins connus, c’est normal. On va faire un carton avec John Williams, mais ce sera moins le cas avec John Scott par exemple. Mais c’est l’avantage d’être indépendants, nous choisissons nos sujets, et il n’est pas question de n’aborder que des sujets connus ou ultra-populaires. C’est un peu le problème globalement. Le public s’ouvre à la musique de film, mais essentiellement, ce sont toujours des choses connues. Il y a plus de concerts de musique de film qu’il y a vingt ans, mais c’est John Williams, Hans Zimmer, un peu Joe Hisaishi, James Newton Howard, mais pas grand-chose d’autre. Alors qu’il y a un univers entier à explorer. Des choses magnifiques qui plairaient aux gens, mais qu’ils ne vont pas écouter parce qu’ils ne connaissent pas. Donc l’idée c’est aussi de faire connaître des choses, d’affuter la curiosité du public. C’est important d’avoir la liberté de pouvoir faire ça, sans contraintes, sans être soumis au diktat du marketing. De pouvoir évoquer tout ce qu’on a pu découvrir en musique, et en films aussi d’ailleurs, au fil de plusieurs décennies d’exploration, et de transmettre ça à nos auditeurs. Nous sommes des passeurs, en fait, avant tout.
Vous êtes des passionnés et ça se ressent dans votre travail.
C’est clair. Mais c’est à double tranchant, il y a des choses qu’on n’aime pas. Nous ne sommes pas très tièdes, en général : quand on n’aime pas, on le dit. Mais quand on aime, on le dit aussi, encore plus fort !
Pour vous, c’est la musique qui vient en premier ou la passion pour le cinéma ?
En ce qui me concerne, les deux sont un peu indissociables, même si parfois, certains films médiocres gâchent un peu d’excellentes musiques. Mais une mauvaise musique ne gâchera jamais un grand film. Un grand film n’a pas besoin d’une bonne musique. Mais il est mieux, encore plus réussi avec une bonne musique.
Pour conclure, abordons vos projets.
Un projet récent de Total Trax est de faire un deuxième épisode par semaine, plus court, à peu près quinze minutes, qui va s’appeler « Fast Trax ». C’est un jeu de mot sur le fast tracking qui consiste à Hollywood à produire en priorité un scénario qui plaît aux producteurs. Cela sera mis en place quand le podcast atteindra les 500 contributeurs sur Tipeee. Nous sommes à environ 400 pour l’instant. Cela va dépendre de la communauté. Mais le souci, c’est que beaucoup de gens me disent qu’ils ont découvert Total Trax par hasard, et nous cherchons toujours à toucher d’autres auditeurs potentiels. Je suis persuadé que nous n’avons pas atteint notre plafond de verre, et que de nombreuses personnes qui ne connaissent pas nos émissions seraient ravies de les découvrir. Il faut juste trouver un moyen de leur faire savoir que nous existons !
Il faudrait que l’information soit relayée dans la presse nationale.
Est-ce que les gens lisent encore la presse ? Je n’en suis pas sûr. Ça a beaucoup bougé. L’information gratuite sur le Net a tout bouleversé. L’expertise n’est plus l’apanage des professionnels. Ce qui fait qu’il y a des « experts » foireux, amateurs, qui prennent autant de place que les pros. Cela fait vingt-cinq ans que ça existe, et c’est encore un peu l’anarchie. Donc, c’est difficile de se faire connaître, car les gens qui sont abonnés n’ont pas besoin d’aller sur les réseaux sociaux, ils reçoivent directement un mail pour les nouveaux épisodes. Et ceux qui nous écoutent gratuitement chargent les épisodes dans leur appli de podcast. Alors que les réseaux sociaux sont le seul moyen qu’on a de se faire connaître d’une façon organique sans payer une campagne, ce que nous n’avons pas les moyens de faire. Mais nous restons motivés. Et ce format court nous permettra d’aborder des sujets qui ne nécessitent pas une émission entière.
Nous avons aussi d’autres projets qui ne sont pas encore développés, organiser des concerts par exemple, ce qui nécessite en France un budget considérable. Et nous n’avons pas encore trouvé le modèle économique qui nous permettrait de le faire. J’avais eu l’idée de lancer pendant un temps un festival de musique de film, nous l’avons mise de côté à cause de la pandémie, mais j’y pense encore. Déjà monter un concert un jour, ce serait bien. J’ai déjà les partitions, il ne manque plus que le reste !
La dernière expérience n’a pas été satisfaisante ?
C’était le concert d’Halloween en 2023, qui n’était pas à notre initiative. Nous étions juste en soutien du projet. Mais les ventes de places n’ont pas été à la hauteur des attentes.
Et pour conclure ?
Il m’arrive de douter parfois de ce que je fais, de l’intérêt de mettre autant de temps et d’énergie dans des choses qui semblent parfois un peu futiles, alors que le monde va chaque année plus mal que la précédente… Mais je pense que la musique et le cinéma ont aussi le pouvoir d’adoucir, voire d’illuminer ce quotidien grisâtre. Pour moi évidemment, mais aussi pour tous ceux à qui je communique ma passion, d’une manière ou d’une autre. Et les retours des amateurs, le soutien de notre communauté, c’est essentiel, parce que ça prouve qu’on ne fait pas tout ça pour rien. Tant qu’ils seront là pour nous écouter, on sera là aussi !
Un grand merci à Olivier Desbrosses et longue vie à Total Trax, La Grande Évasion et UnderScores.
NB : Olivier intervient dans les bonus des Blu-Ray suivants : Candyman, Manhunter, Born Free, Le Dernier des Mohicans, l’intégrale Miami Vice, Mortelle Randonnée…