Dans la modeste (en taille) mais passionnée communauté de fans de musique de film, une querelle de chapelle oppose les défenseurs du classicisme mélodique hollywoodien à l’esthétique issue de l’école Hans Zimmer. La musique pour le grand écran étant en perpétuelle évolution, il pourrait sembler logique à première vue que la prédominance de la mélodie remise au goût du jour au milieu des années 1970 par John Williams (avec Les Dents de la mer et Star Wars) ait fini par être battue en brèche dans les décennies suivantes par de nouvelles façons d’accompagner les images.
On peut sans trop tendre le bâton pour se faire battre affirmer que la grande époque des John Williams, Jerry Goldsmith, Lalo Schifrin, Alan Silvestri, James Horner et autres est derrière nous. Chacune de leur BO contenait au moins un thème mémorable qui permettait au spectateur d’associer facilement l’univers filmique avec un souvenir musical. Depuis le début des années 2000, une nouvelle tendance a vu le jour qui relègue au second plan l’approche mélodique pour se concentrer plutôt sur le sound design, une façon d’aborder la musique de film qui tend à effacer la frontière entre musique et effets sonores, et qui culmine par exemple dans le Blade Runner 2049 mis en musique par Benjamin Wallfisch et Hans Zimmer en 2017, ou plus récemment dans les deux volets du Dune de Denis Villeneuve musicalisés par ce dernier.
Alors, cet effacement du leitmotiv dans le blockbuster américain (certes non hégémonique, quelques rares films Marvel ayant encore une ligne mélodique mémorable) est-il lié à une question de mode ? Est-ce une tendance de fond ? Et si oui, quelles en sont les causes ? Un journaliste de Slashfilm.com a eu la bonne idée d’aller interroger des compositeurs et orchestrateurs hollywoodiens pour avoir le fin mot de l’histoire. Après tout, autant s’adresser aux premiers concernés !
Leurs retours sont riches d’enseignements. Certains pointent une évolution stylistique globale qui touche inexorablement la musique en général. L’orchestrateur David Krystal (Dunkerque) prend l’exemple de la musique pop, dorénavant moins concentrée sur la mélodie que sur le rythme et la production sonore. Pour lui, l’approche classique visant à caractériser au cinéma chaque personnage par un leitmotiv et dans laquelle la musique a le dessus dans la bande-son est dépassée. Les goûts des réalisateurs et ceux du public ont changé. Un état de fait qui met le compositeur, réalisateur et monteur John Ottman (Usual Suspects) hors de lui, tant cela représente des opportunités gâchées. “Il y a ce sentiment qu’écrire un thème maintenant, c’est immédiatement donner l’impression que votre film est daté, et que n’importe quel thème aura un son daté sur le film, dit-il. Ce qui est complètement faux, car les thèmes eux-mêmes peuvent également être mis à jour tout en conservant la structure thématique classique – la structure ABA. Je pense que c’est dommage, car de nombreuses opportunités pour les films d’avoir une identité pour eux-mêmes sont tragiquement laissées de côté. »
D’autres pointent du doigt l’évolution technologique qui a grandement changé la façon de composer pour l’image. Si le montage numérique a donné la possibilité aux réalisateurs, monteurs et ingénieurs du son d’explorer de nouvelles possibilités, il les a aussi éloignés d’une approche essentiellement musicale. Comme je le pointe dans mon ouvrage sur John Williams, le compositeur de films à grand spectacle est désormais en concurrence avec des effets sonores toujours plus sophistiqués et omniprésents, une situation que le compositeur a vécue sur la prélogie Star Wars. Selon David Krystal : “Dans le paysage sonore global des films, il y a plus de choses qui rivalisent qu’avant. Il y a les effets sonores, bien sûr. Mais aussi la conception sonore qui crée synthétiquement une atmosphère sonore vraiment cool pour le film. Parfois, la balle est du côté du compositeur, parfois du côté du concepteur sonore. Auparavant, j’avais l’impression que la musique était le principal moteur sonore du film, alors qu’aujourd’hui, il y a plusieurs choses en compétition, donc vous remarquez probablement un peu moins la musique qu’avant.”
Sans parler des problèmes de communication entre réalisateurs et compositeurs, qui ont toujours plus ou moins existé, mais qui sont encore accentués par ces évolutions technologiques. Car auparavant, la spotting session permettait aux deux parties de se mettre d’accord sur la place précise de la musique dans le montage. Une pratique qui n’est plus la règle. Krystal poursuit : “Cela donnait au compositeur davantage d’opportunités pour créer une partition mélodique bien développée. Alors qu’aujourd’hui, vous composez une scène individuelle à la fois et l’envoyez souvent pour approbation sous la forme de maquette. Donc je pense que pour les cinéastes, c’est définitivement un processus différent, ils peuvent voir les choses tôt, évaluer et décider : « Est-ce que je veux la mélodie ou pas ? ou : « Comment tout cela va-t-il s’articuler ? ».
Une autre pratique courante relève pourtant du cauchemar pour les compositeurs. Il s’agit des fameux “temp scores”, ces morceaux pré-existants que les monteurs utilisent pour commencer leur montage en attendant que la musique définitive soit prête. John Ottman en explique le fonctionnement : “Quand un monteur veut vendre une scène [pour l’approbation des producteurs ou du réalisateur], il veut y mettre de la musique pour que cela la vende encore plus. Mais dès que vous mettez cette musique dessus, la scène sera pour toujours associée à ce morceau de musique et personne ne peut imaginer autre chose. Et comme vous le savez, les partitions temporaires sont mises en place par les monteurs, et beaucoup d’entre eux ne sont pas nécessairement enclins à la musique, alors ils se disent : “Oh, la musique arrivera plus tard, je mets simplement ça comme une chose fonctionnelle”. Mais tout le monde y est tellement attaché qu’ils veulent juste ce truc fonctionnel. Alors quand le compositeur arrive sur le projet, le réalisateur ou les producteurs lui disent : « Faites ça », et c’est fini ! On se retrouve avec une partition simplement fonctionnelle. Son potentiel a été détruit à jamais au moment où ils ont mis de la musique temporaire.”
Cette méconnaissance des possibilités musicales, courante à Hollywood, est liée à l’insécurité que ressentent les réalisateurs. Jon Brion ou encore Michael Giacchino (en photo en haut de page avec Brad Bird) en ont fais les frais eux aussi. Ce dernier précise : “Je pense qu’une grande partie de cela vient de l’insécurité et du manque de compréhension de ce qu’est l’orchestre. Ils sont tellement habitués à leurs scores temporaires. Ils ne peuvent pas comprendre que quelque chose de nouveau peut faire pour leur film la même chose que ce qu’ils pensaient que la musique temporaire faisait lors du montage.” Si certains comme Ottman ont assez de bagage pour imposer de monter un film sans musique temporaire, les moins aguerris ne peuvent s’y opposer sans risquer de plus être appelé pour le film suivant.
Enfin, et c’est sans doute le facteur le plus important, écrire un thème mémorable est quelque chose d’extrêmement difficile. John Williams le reconnaît lui-même : “La partie la plus difficile n’est pas de composer la musique pour les scènes, mais de créer la matière pour le film et ses thèmes. Même s’il s’agit d’un thème simple comme Indiana Jones, je les trouve très difficiles à composer ! Parfois, cela prend des semaines pour changer les éléments et les déplacer, dénicher quelques notes simples, pour finalement que cela semble inévitable, que le chemin pris par la mélodie sonne évident à l’oreille.” (pages 247-248 de l’ouvrage sus-cité).
La compositrice Rachel Portman (Never Let Me Go) ajoute : “J’ai toujours pensé que si vous écrivez un thème qui commence au début d’un film et qui se joue ensuite par morceaux, la fin du film a une énorme résonance émotionnelle parce que le thème est là à la fin. C’est une alchimie extraordinaire entre la narration et la musique, et cela donne un impact émotionnel bien plus important – si le film l’exige – s’il y a une mélodie.” John Ottman précise : “Une autre raison pour laquelle les thèmes ne sont pas plus présents de nos jours est qu’ils nécessitent un travail acharné. Il faut beaucoup de concentration, beaucoup de compétences et d’efforts pour avoir la discipline nécessaire pour s’y atteler alors qu’un film entier vous met la pression à un point où vous voulez juste creuser et commencer parce que vous avez un délai. C’est difficile de s’asseoir et d’écrire vos thèmes parce que vous voulez commencer à composer la musique du film, mais je dis toujours aux gens que le travail que vous faites dès le départ vous fera gagner beaucoup de temps lorsque vous commencerez à composer la musique. Après avoir regardé le film plusieurs fois, vous avez maintenant vos thèmes en tête, et la musique va s’écrire toute seul d’une certaine manière.”
Le rythme du montage et les délais jouent aussi beaucoup sur l’approche musicale. Selon Hildur Gudnadottir (Joker) : “Pour les films qui nécessitent un montage très rapide, à la fois en termes de rythme et de conception, il est plus facile et plus efficace de monter sur une musique davantage basée sur le rythme et les textures que sur la mélodie. Les superproductions d’aujourd’hui ont tendance à être très rapides, avec un calendrier de post-production assez serré. Les films plus lents avec des scènes plus longues ont davantage de place pour des leitmotive plus longs.”
L’industrie hollywoodienne tend aussi à gommer le fait que s’il n’y a qu’un nom de compositeur au générique pour tel film, cela ne veut pas dire qu’il a composé la musique tout seul. C’est un des secrets les moins bien gardés d’Hollywood, et la compagnie Remote Control de Hans Zimmer en est devenu l’incarnation ultime.
Pour certains, l’écriture thématique est toujours vivace dans les blockbusters hollywoodiens, qui nécessitent d’ailleurs une grande quantité de musique. Ce que confirme Rachel Portman (en photo ci-dessus) : “Dans les gros blockbusters, on a l’impression qu’il doit y avoir de la musique tout le temps. Ce qui est complètement épuisant. Mais, je veux dire, c’est incroyablement efficace. Et souvent, cela peut ressembler à un matelas sonore, un sound design. C’est en quelque sorte une transition entre la conception sonore et la composition réelle, et je pense que cela a beaucoup à voir avec le développement des échantillons et de l’électronique, en gros, et tout ce qui peut être manipulé maintenant pour devenir de la musique.” Elle poursuit : “Je pense qu’il y a de la place pour toutes sortes de musiques dans les films, et je célèbre et apprécie vraiment les différences qu’apportent tant de jeunes et nouvelles voix vraiment intéressantes. Mais je pense aussi que certains d’entre nous abordent l’écriture musicale si différemment que l’écriture d’une mélodie est impossible, parce que ce serait vraiment difficile. Alors que pour moi, écrire ce qu’ils font serait aussi très très difficile. »
Un point de vue que corrobore le compositeur anglais John Murphy (Miami Vice). Pour lui, les compositeurs n’ont plus nécessairement besoin de venir du monde de la musique classique ou d’avoir étudié la musique, mais sont issus d’horizons complètement différents, comme le punk, la musique expérimentale, etc.
Au final, on peut dire sans trop se mouiller que chaque film nécessite une approche musicale et/ou sonore particulière. Certains bénéficient de thèmes forts, d’autres d’effets sonores marquants, rarement les deux en même temps. L’approche mélodique n’est pas morte, elle est clairement mise de côté par les réalisateurs et producteurs eux-mêmes, alors que beaucoup des films les plus célèbres de l’histoire du cinéma contiennent une musique marquante. Si la plupart des gens ne font pas trop attention à la musique au cinéma, cela ne minimise pas son rôle pour autant, tant elle agit directement sur l’inconscient du spectateur et modifie ses émotions en direct. Nous verrons à l’avenir comment les choses évolueront. Peut-être qu’un digne descendant de John Williams remettra par un coup d’éclat mémorable l’approche thématique symphonique au goût du jour ? En attendant, un exemple récent de blockbuster français vient à l’esprit : la dernière et plutôt réussie adaptation du Comte de Monte Cristo. Sa musique, composée par Jérôme Rebotier, accompagne par son ampleur, son lyrisme et son romantisme l’image à la perfection. Et pourtant, on ne sort pas du film avec un mélodie en tête. Dommage.
NB : sur ce sujet passionnant, vous pouvez écouter Sound Teams, un podcast de Third Éditions qui décrypte la musique de jeu vidéo et la musique à l’image en général. Ce dix-neuvième numéro s’intéresse à John Williams et à la musique de film hollywoodienne moderne depuis l’avènement de Hans Zimmer. J’y participe aux côtés de Damien Mecheri, Romain Dasnoy et Florian Agez.
Jurassic Park, meilleur film de tous les temps 🦖
Je suis parfaitement d’accord. En fait, le manque de thèmes dans le cinéma actuel pose un problème. Heureusement, les réalisateurs avec lesquels j’ai travaillé ces dernières années ont accepté la présence de thèmes musicaux dans leurs films, mais il s’agissait pour la plupart de films historiques où il était plus facile de proposer des thèmes.
Marco Werba