Ennio Morricone. Un nom qui claque dans l’esprit de tout le monde. Même les moins cinéphiles, les plus éloignés de la « Culture » ont déjà entendu son nom au moins une fois. Cet homme m’a rendu fou pendant plus de trois ans. Trois années pendant lesquelles j’étais complètement obsédé par lui, par son œuvre, par son talent immense, par sa démesure, sa folie créative…
Pour écrire mon livre, j’ai passé des mois à tenter de le rencontrer, en vain. Tel un détective privé, j’ai fait une enquête rapprochée. J’ai pris contact avec ceux qui avaient croisé sa route, je suis parti à leur rencontre en Italie, j’ai mené des interviews par téléphone, par mail, dans le but d’en savoir plus, de le connaître de l’intérieur, de savoir non pas ce que ça faisait de l’interviewer, mais de travailler avec lui.
Quelque part, j’étais soulagé qu’il ne soit pas disponible car il pouvait être infect avec ceux qui venaient l’interroger. Une question mal placée et hop, c’était la porte. Tous ceux que j’ai pu questionner étaient heureux d’avoir croisé sa route à titre professionnel, même si sur le plan personnel, c’était moins évident. Quelques détails de leur récit ont été volontairement mis de côté, pas la peine. L’histoire garde le meilleur, le mauvais on le devine. Être un génie n’est pas chose aisée à supporter pour l’entourage, c’est bien connu.
Si je peux avoir un regret par rapport à ce livre, c’est de ne pas avoir pu approcher sa femme, Maria Travia. Mais personne n’a pu le faire, alors moi un Français inconnu de la famille ? Je n’avais aucune chance. Même Alessandro De Rosa, qui s’est entretenu pendant des années avec le Maestro, n’a pas réussi à la faire parler. Ni Giuseppe Tornatore qui a réalisé un documentaire fantastique sur son ami (Ennio, 2022). Et pourtant, je suis persuadé que la relation de Morricone avec sa femme est au centre de la réussite du célèbre compositeur. C’est sur ce petit bout de femme que toute l’entreprise reposait. Tapez son nom dans un moteur de recherche, regardez les photos. Elles en disent beaucoup sur l’amour qui liait ces deux êtres, sur les sacrifices qu’elle a fait pour la réussite de son mari : élever leurs quatre enfants, donner son avis sur les partitions, se mettre en retrait pour permettre au génie de s’épanouir, et cela pendant plus de soixante ans. Tout simplement incroyable.
Ce qui n’enlève rien au génie du Maestro, un génie torturé, empêché, contraint par les exigences commerciales auxquelles il a dû se plier pendant des années, bien loin de la « grande musique », afin de subvenir aux besoins de sa famille. Un génie qui a pris ses racines pendant la Seconde guerre mondiale, aux côtés d’un père sévère et têtu qui l’empêche de devenir médecin et l’oblige à apprendre la trompette. Après les années d’expérimentations de toutes sortes, les centaines de films mis en musique, les innombrables morceaux arrangés pour la radio et l’industrie du disque, une fois le succès mondial atteint avec Mission en 1986, la bascule a enfin lieu, la reconnaissance du public s’accompagne de celle de ses pairs, les garants de l’intelligentsia musicale italienne qui l’ont longtemps considéré comme un vulgaire faiseur de tubes.
Le 6 juillet 2020, je reçois un SMS d’un ami. Ennio Morricone est mort. La nouvelle me frappe comme une pierre à l’arrière du crâne. Mon livre n’est pas fini, il est écrit au présent, que faire ? La seule réponse possible est de terminer mon travail en faisant le deuil, un processus douloureux mais nécessaire. J’ai du mal à y croire, et la pilule est amère : plus jamais je n’écouterai un nouveau score du Maestro. Son crayon a arrêté de courir sur les feuilles de musique, son sourire s’est figé. En Italie, il était déjà un trésor national, sa disparition laisse un grand vide. Qui va remplir les stades pour jouer une si belle musique ? Qui va réunir plusieurs générations dans cette communion artistique et spirituelle si intense ? Personne. Pas comme ça. Pas avec cette générosité d’âme, ce quelque chose qui s’appelle « musique » et qui reste gravé en nous à jamais.
Photographies inédites à voir sur mon site.
Témoignage qui résonne chez n’importe qui a déjà été fan jusqu’à l’obsession. J’imagine difficilement le vide que cela doit laisser…