Invité dans le cadre d’une rétrospective complète de son œuvre, le cinéaste canadien David Cronenberg était présent jeudi soir à la Cinémathèque française pour une « leçon de cinéma » après la projection de son film le plus connu du grand public La Mouche (1986). Visiblement en forme malgré son grand âge (81 ans), il s’est prêté au jeu des questions posées par le directeur du vénérable établissement (qui traverse une tempête en ce moment) Frédéric Bonnaud, et de Bernard Benoliel (directeur de l’action culturelle et éducative). Extraits choisis.
Interrogé sur La Mouche, Cronenberg déclare, après s’être excusé d’avoir le même âge que Biden et d’être donc possiblement sujet aux trous de mémoire : « C’est une histoire d’amour avant tout. Jeff Goldblum et Geena Davis étaient en couple à l’époque. L’histoire est très dure. Et le fait que ce soit un film de genre l’a rendu acceptable aux yeux des financiers. Le genre donne de la liberté. »
Sur la difficulté d’adapter des romans réputés inadaptables (comme ce fut le cas avec Crash ou Le Festin nu) : « Il faut faire comme si on adaptait l’histoire pour la première fois. Concernant La Mouche, c’est moi qui en ai fait une histoire d’amour. L’adaptation est une transformation mystérieuse. »
Concernant les effets spéciaux et la volonté de tout montrer, même le plus horrible, il déclare : « Cela m’a paru naturel. Nous savions comment fonctionne l’ADN. Le film s’est fait à l’époque du sida. Et le sujet pouvait être une métaphore pour beaucoup de choses dont la mort et la maladie. » Il déclare que la technologie numérique donne une grande liberté et fait l’apologie dans ce sens de The Substance.
Questionné sur son positionnement en dehors d’Hollywood, il dit : « Cela me donne de la liberté de tourner à Toronto. Je suis dans mon élément. Je suis Canadien et pas Américain. Je suis très attaché à cette ville, je me sens à mi-chemin entre l’Europe et les USA. »
Il a été choqué comme nous tous par la disparition de David Lynch : « Je connaissais bien David. Je l’aimais beaucoup. Il se faisait bousculer par le studio sur Dune et le considérait comme un échec. Je tournais Dead Zone en même temps pour le même producteur, Dino de Laurentiis. Et du coup comme Dino était accaparé par Dune qui était une énorme production, il m’a laissé libre de faire ce que je voulais. Ce n‘était pas le cas de David. Nous nous entendions très bien. »
A-t-il un jour pensé à tourner un film en 3D ? « Oui j’y ai pensé. J’en avais parlé avec Scorsese après qu’il a tourné Hugo Cabret et il m‘avait expliqué les limitations liées au support, ce qui m’a refroidi. Puis, la télévision dans les foyers s’y est mise brièvement, avant de l’abandonner. Je me souviens des films 3D quand j’étais petit, certaines projections m’avaient marqué. C’était une mode, mais c’est trop compliqué. »
Qu’a-t-il pensé du scandale créé au Festival de Cannes lors de la sortie de Crash en 1996 ? « J’étais surpris que cela choque autant. Le livre n’avait pas causé de scandale. Le film n’est pas aussi radical que le livre. Dans le livre, les personnages sont laids, pas dans mon film. J’étais heureux que cela fasse réagir les gens. Il y a eu une projection récente en 4K avec des jeunes, et ils n’ont pas été choqués, les temps changent. »
Puis, on lui demande s’il a déjà cédé à la tentation de l’autocensure. « Jamais. Quand j’écris, je ne suis pas soucieux de ça. Avec l’expérience, j’ai appris sur un tournage à m’économiser, à ne tourner que l’essentiel. » Et sa carrière d’écrivain (il a publié un roman en 2016 chez Gallimard, Consumés) ?
« Jeune, je voulais être romancier. Puis beaucoup plus tard, j’ai écrit un roman et c’était comme réaliser tout seul ! Pas besoin de contenter un producteur ou de gérer une équipe technique ! »
Concernant sa longue et fructueuse collaboration avec Howard Shore : « Il est de Toronto aussi. On se connaît depuis longtemps. Il a participé à l’émission Saturday Night Live, puis mon premier film avec un score de lui, c’était Chromosome 3 en 1979. C’est dur de parler de la musique. Mais avec Howard, elle ne participe pas à l’ambiance, elle la crée, ce n’est pas pareil. Nous avons une sorte de télépathie. Beaucoup de scores accentuent ce qu’il y a à l’écran. Mais pour nous, la musique est sur un autre niveau. Elle dit autre chose que l’image. D’ailleurs, nous avons adapté La Mouche en opéra au Théâtre du Châtelet en 2008, une adaptation que j’ai dirigée. »
Concernant le travail du réalisateur, il déclare : « Il doit découvrir ce que le film exige de lui. » Surpris que le cinéaste ait construit son propre univers sans, en apparence, faire des références à celui d’autres, Bonnaud le questionne sur le sujet. Cronenberg répond avec malice : « Un artiste moyen emprunte. Un vrai artiste vole. »
Enfin, le cinéaste dont le prochain film, Les Linceuls, sortira en France fin avril, évoque Mel Brooks, réalisateur de comédies hilarantes mais aussi grand producteur, notamment pour Lynch (Elephant Man), mais aussi pour lui (La Mouche) : « Mel Brooks était à ma grande surprise un très bon producteur. Il m’a laissé libre de réécrire le scénario à ma guise. »
Une personne de l’assistance demande ce qu’il conseillerait à un jeune qui souhaiterait se lancer dans le cinéma : « Je lui dirais, change de métier ! Depuis la pandémie et l’avènement des plateformes, c’est devenu très difficile de faire des films intéressants. »
Enfin, sur l’humour que contient son œuvre, il déclare en forme de conclusion : « Tous mes films sont des comédies, ils sont à l’image de la vie. Il paraît que les tournages de Bergman étaient drôles malgré le caractère parfois austère de ses films. Il faut préserver ça quoi que vous fassiez. »